Pratiques Poétiques Tribunes

Pour la “prose en vers”

Extrait de Ethiopiques (Dakar), numéro 111, 2e semestre 2023

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Depuis que j’écris des textes poétiques, j’ai du mal à dire qu’ils sont des poèmes, je me suis senti quelque accointance avec l’esprit surréaliste si bien schématisé par André Breton2 lui-même en ceci qu’il s’écarte de la norme pour délivrer l’acte d’écriture spontané, automatique, où seule la dictée de la pensée importe. Ce visage de l’ancrage de la liberté de l’écriture au sein de la liberté de l’écrivain me semble idoine pour correspondre à ce que moi-même je suis singulièrement : un esprit libre, un iconoclaste et un diseur vrai, sans filtre.

Bien plus, le fait pour moi d’aimer les choses simples et de rendre compte d’elles en toute simplicité me paraissait, très clairement, rejoindre la philosophie de Breton où la conformité à la norme n’avait plus de raison de primer sur la singularité de l’écrivain désormais délivré du diktat préconçu des canons de la poésie.

Entre la poésie du génie normatif et la poésie du génie du dire simple, mon goût pour la deuxième catégorie de pensée ne me lâchait plus. J’appréciais ainsi la distanciation que me proposait le surréalisme vis-à-vis des principes classiques ou de l’hermétisme dans la composition et la conception du poème. Je savais, de manière lucide, que je ne me retrouverais jamais dans un tel quadrillage3 de l’acte de pensée et d’écriture qui me mettrait dans une sorte d’étroitesse cosmétique et élitiste où le lecteur, en tant que récepteur, et moi, en tant qu’auteur, nous imposerions réciproquement le martyr de la fabrique du poème.

Immédiatement, et sans hésiter, je me sentais plus surréaliste dans l’idée que classique. Et le vers-librisme me paraissait un champ inépuisable des possibles poétiques. Contrairement, me semble-t-il, au vers classique qui épuisait le génie dans ce que je pense être la fatalité de l’écriture pressentie, la poésie moderne l’en soulageait. Un alexandrin, d’un poète à l’autre, aura toujours ses douze pieds et pourtant, le vers libre, d’un poète à l’autre, étonnera toujours par sa dimension, sa projection, son souffle et sa chute.

Bien au-delà, le vers-librisme a le talent de métisser tous les attributs de l’histoire littéraire du vers et de les soumettre aux seules volontés choisies, de manière consciente ou très souvent inconsciente, de l’écrivain. Du vers à la phrase, de la strophe au paragraphe, prose et poésie semblent s’épouser, se correspondre, s’enchevêtrer sans remords. Rien n’impose rien à l’autre et tout semble se tenir au point où le résultat ne devient qu’un événement littéraire à découvrir, à exposer ou à expliquer.

Cette mouvance du surréalisme, on la retrouvera très clairement dans la pratique poétique africaine dès le début de la Négritude où les chantres de cette nouvelle école littéraire posent aussi la condition de l’émancipation. Même si cette émancipation est d’abord existentielle, elle est surtout le lieu d’un marquage à la fois du rythme africain long, lent et très oralisé de l’auteur mais aussi le lieu de la transgression volontaire. Césaire est-il proche du vers libre et Senghor proche du vers classique ? À mon avis, il serait trop simpliste de les catégoriser ainsi, car tout montre dans leurs poésies qu’ils sont tout à fait des poètes noirs et qu’ils expérimentent dans l’esthétique occidentale métropolitaine les potentialités de l’abondance langagière, discursive, artistique ou stylistique africaine en français.

Là où la mesure ne peut porter l’idée du poète, il se substitue une manière d’écrire qui échappe aux habitus littéraires connus ou reconnus. C’est à ce niveau qu’intervient, avec raison, ce qu’on devrait nettement comprendre désormais comme la posture littéraire d’écrivain africain. Écrire, pour un Africain, n’est pas si simple et naturel. Écrire, pour un Africain, c’est vivre un conflit intérieur entre ce qu’on est et ce que la langue-autre nous impose tout en devant épouser les contours du langage de la littérature qui est par essence un dédoublement de soi.

L’écrivain africain, parce qu’il recherche sa voie dans cette compétition dramatique que lui recommandent l’Histoire et les pensées, entre l’oralité et l’écriture, doit pouvoir faciliter l’accès à sa voix intérieure et à la délivrance de cette dernière. Pour cela, l’énergie à devoir se concentrer sur les artifices de la poésie ne lui est d’aucun intérêt puisqu’il doit aller directement au sujet.

On le voit donc, le surréalisme semble correspondre à ce qu’est fondamentalement la poésie en Afrique : elle permet d’obtenir l’effet de l’oral qui est l’immédiateté et celle-ci n’est certainement pas la résultante d’une improvisation plate. Le fait est que la meilleure improvisation se réalise dans une habitude normée qui est elle-même considérée comme une compétence.

La poésie africaine doit sa définition dans ce que j’appelle une poésie de l’oralité écrite. Elle est l’expression idoine du rythme respiratoire du poète qui fait du vers le marqueur de cette nécessité. Le vers n’est plus une unité de mesure ou de sens. Il est plutôt un élément vocal de représentation langagière dont s’inspire la résultante qu’est l’écriture du texte. La résonnance de l’oralité dans le texte qui, lui, est écrit assure au poète la possibilité de faire entendre la voix humaine respiratoire ou celle instrumentale de son univers socioculturel.

Des poètes comme Tchicaya U’Tamsi, Engelbert Mveng ou Birago Diop sont captivants en ceci qu’ils s’imprègnent bien du rythme des instruments musicaux tels que le tam-tam, le djembé, la kora ou le balafon pour donner du mouvement dans leurs vers. Ils sont, certes, des penseurs et des érudits, mais leur ancrage dans l’oralité ainsi qu’aux ressources culturelles de leurs terroirs est si fort qu’on y ressent ce que j’appellerai opportunément une géographie de l’écriture poétique. Ce qui donnerait lieu, avec pertinence, à une étude éc(h)ographique des spécificités d’un tel texte poétique.

À côté du surréalisme et de la Négritude, j’ai aussi eu à découvrir la prose poétique4 de Baudelaire. Inventant cette manière d’écrire la poésie au dix-neuvième siècle, Baudelaire brillait déjà en cela par son affranchissement de ce qui se pratiquait dans son siècle. En véritable révolutionnaire, il introduisit dans la poésie la prose et par cet antagonisme, parvint quand même à démontrer que l’une n’excluait pas l’autre.

En effet, dès lors que le travail sur le mot, travail hautement conscient donc, sur l’expression, sur les sonorités, sur les images et sur les correspondances est réalisé avec la plus exigeante des contraintes, le résultat en fait forcément une poésie, fut-elle en prose.

Il découle de tout ceci le sentiment chez moi, lorsque j’écris, que mes textes poétiques oscillent entre ces trois tendances de la poésie où apparaissent syncrétiquement le surréalisme, la Négritude et une certaine logique, très furtive et à peine effleurée par moi, propre à Baudelaire sur le couplage prose/poésie ou encore phrase/vers.

Je dois préciser que chez moi, je ne fais pas la prose poétique. Je fais plutôt la prose en vers. Il y a une grande différence à ce niveau. Dans la prose poétique, l’acte créateur vise à suivre les mêmes schèmes que la poésie classique, à savoir : la beauté à la vue et à l’oreille. Par contre, chez moi, la prose en vers est tout d’abord un choix de la prose en tant que langage ordinaire et le vers comme prétexte5 visuel devant jouer le simple rôle de support de respiration ligne après ligne (vers après vers ?). L’ensemble du texte se conçoit comme prose et les minuscules en débuts de certains vers rappellent que la logique de la phrase grammaticale n’est pas encore achevée.

Ainsi, la somme cumulée des vers doit nécessairement aboutir à un paragraphe en bonne et due forme où le sens et l’architecture renvoient à la logique de la prose pour qui le paragraphe s’articule autour d’une idée majeure. Dès lors, à la différence du vers classique qui est le plus souvent porteur d’une idée ou d’une autonomie particulière dans la production du sens, le vers, dans la prose en vers, perd de sa substance pour devenir un élément non-décisif de séquençage de la phrase et de description de son contenu. Ce n’est donc pas la manière de dire qui importe ici mais le fait de dire.

La prose en vers, dans une Afrique qui a encore tout à construire, dans une Afrique qui a tout un travail d’éducation populaire à la citoyenneté à réaliser, a une utilité à se revendiquer sur le plan du contenu et du message à passer. En effet, la question de l’indépendance, encore ce mot me dira-t-on, n’est pas qu’institutionnelle. Elle est aussi littéraire et l’écrivain doit en être le premier concerné. La prose en vers mérite d’être engagée du point de vue idéologique pour proposer une esthétique originale en phase avec le désir d’émancipation holistique du continent africain.

Cette manière de dire la vie est essentiellement narrative ou descriptive même. Elle est surtout argumentative et n’est certainement pas suggestive ou évocative, comme le ferait la poésie classique. La prose en vers, parce qu’elle raconte6 un fait, parce qu’elle rend compte de ce fait en toute simplicité, incarne les ressources et moyens de la prose en ceci qu’elle marque la non-soumission rigoureuse aux règles qu’impose naturellement le vers. L’oralité africaine, dans sa vertu de liberté, donne à goûter aux plaisirs événementiels de la spontanéité et du génie oratoire que doit incarner le poète.

La prose en vers raconte, comme un récit de roman, l’événement situationnel ou intérieur, mais en toute simplicité. Si la prose en vers apparaît à mes yeux comme une forme de poésie narrée, cette manière d’écrire peut paraître banale et sans aucun talent pour ceux qui continuent de voir en la poésie le lieu de l’expérimentation du génie rare. Le goût de la formule et le choix original du mot ne peuvent définir, encore moins circonscrire, la qualité esthétique du poème.

Il me semble que la prose en vers, même si elle donne l’impression très apparente de la simplicité ou du simplisme dans la conception et l’élaboration du texte, démontre aussi de la mise en exergue du talent de l’écrivain. En effet, une écriture simple, aérée et dénuée de toute complexité dans le traitement du savoir ou des valeurs, est tout également la preuve d’un savoir-faire qu’il faut reconnaître comme tel. Si « les mots pour le dire arrivent aisément », cela témoigne bien une volonté chez Boileau de dé-complexifier ce qui est complexe à travers un langage digeste, simple et naturel.

Il me semble, à l’évidence, que la transgression est à considérer comme centrale, si on veut être poète africain. J’entends par là, poète authentiquement conforme à son essence. C’est ce qu’on retrouve déjà chez des poètes de la Négritude qui échappent (volontairement ?) à la métrique occidentale. Eux-mêmes ont dû, je pense, se sentir à l’aise avec le courant surréaliste, comme je l’ai déjà souligné plus haut, qui encourageait la révolte contre les règles et les normes, de manière générale.

La prose en vers a l’ambition de rendre la poésie accessible à tous : auteurs autant que lecteurs. La poésie doit cesser d’être une affaire de classe ou de postulat de culture et de génie rare ou manifeste a priori. Le texte poétique, parce qu’il s’appuie sur le langage ordinaire qu’est la prose, peut désormais se lire comme un roman et, ligne après ligne (vers après vers ?), page après page, dérouler en toute facilité, de manière naturelle, le contenu abordé au bénéfice du lecteur qui se découvre friand de poésie et quasiment affranchi de tous les complexes jusqu’ici vécus comme une barrière dans l’abord du texte poétique.

La prose en vers que j’inaugure et expérimente semble être conforme à la logique de la prose qui propose une logistique scripturaire dont le langage est non seulement ordinaire, mais aussi libre de tout diktat formel préalable. La prose en vers est un postulat de prose dont le déroulé se décline en vers non pas pour travailler l’artifice du poème en vers, mais pour permettre un simple effet de respiration. Le texte est à envisager comme prose mais il affiche un prétexte de vers qui n’a rien à voir avec la poésie traditionnelle dans ses attentes et son orchestration.

Dans le roman, à part le titre qui renvoie à l’œuvre dans sa globalité et qui joue un rôle synthétique, directif ou programmatique, il n’existe pas, généralement, de titres en débuts de chapitres. Même s’il existe des romans qui peuvent en avoir, cela reste marginal. Nous imaginons aussi, dans le cadre de la poésie, que le titre est essentiel dans un texte souvent relativement court. Pourtant, il n’est pas exclu de retrouver dans la prose en vers, des poèmes sans le moindre titre en début de texte.

En effet, la prose en vers donne désormais la possibilité au poète d’écrire un poème sans titre pour définitivement inclure et introduire le lecteur dans le processus de co-construction du sens du poème avec ou sans son auteur. Le lecteur, parce qu’invité à cet échange de contenus du poème avec le poète, peut, valablement, dès lors, dégager ce qui pourrait être le titre du poème lu ou étudié. Il ne revient plus exclusivement7 à l’auteur de le faire.

Ce pouvoir égoïste d’encadrer le sens dès l’entame du poème est une tradition très ancienne qui attribue à l’écrivain la totale paternité de son œuvre qu’il cesse pourtant de posséder aussitôt qu’elle tombe en héritage entre les mains du lecteur. En lieu et place donc de la toute-puissance directive du poète, la prose en vers propose la reconnaissance de l’image du lecteur dans son droit de manifester son intelligence certaine à comprendre le texte et à lui trouver lui-même un titre qui n’a rien de moins original que ce que nous aura habitué à lire les textes littéraires jusqu’ici.

Tout cela peut paraître ennuyeux, peu pertinent, pas du tout original ou particulièrement frappant du point de vue de l’esthétique ou de l’histoire des idées en littérature, mais il n’en demeure pas moins vrai que la littérature incarne à la fois les identités contraintes et binaires du lecteur et de l’auteur dans la fabrique du texte. L’évolution de la littérature, de ce point de vue, peut aisément envisager un regard nouveau de la production et de la réception du texte pour en faire un terreau de l’expérience du contre-modèle.

Cette démarche scripturaire mérite une meilleure pratique des auteurs et une réappropriation par plusieurs autres selon leurs cultures et leurs origines. L’Afrique doit être capable de créer et se recréer des courants d’écriture poétique plus adaptés à sa spécificité. Puissent les pratiques scripturaires des auteurs être le fruit qui favorise l’incarnation de cette poétique de la prose en vers.

Pour conclure, je voudrais à présent proposer à lire, à titre d’illustration, un poème de moi publié en 2022 dans le recueil Poésie critique. L’on pourra ainsi réaliser ma pratique de la prose en vers que j’expérimente et propose au public d’auteurs et lecteurs en vue d’une réappropriation du concept, chacun à sa manière, chacun selon son entendement, pourvu que la prose impose au vers sa logique.

1 Cette forme d’autoflagellation de ma part apparait déjà inscrite dans l’avertissement que l’on trouve dans mon troisième recueil de poèmes où je reconnais juste prétendre être « poète que je ne suis pas », in Man Bene, Écrits de l’intranquillité. Prose en vers, Paris, Edilivre 2022, p.5.

2 Lire André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924.

3 Mon tout premier recueil de poèmes (in Man Bene, Mots versus maux, Paris, Edilivre, 2020, p.5) soulignait déjà mon vœu d’écrire une « poésie libérée de ses barricades habituelles. Une poésie décomplexée » des préalables esthétiques et architecturaux qu’imposait L’Art poétique de Nicolas Boileau depuis 1674 et bien d’autres auteurs encore avant lui.

4 Lire Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris. Petits poèmes en prose, Paris, Gallimard, 1869/2006.

5 Ce mot est très central dans mon deuxième recueil de poèmes où je parle d’acte scripturaire. Je l’explique en ces termes dans mon avertissement au lecteur : « [mes] poèmes se liront ainsi comme des récits en prose et le vers se conçoit simplement comme un luxe scripturaire. » In Man Bene, Poésie critique, Paris, Edilivre, 2022, p.6.

6 Je le souligne clairement, dans mon avertissement au lecteur, publié dans mon premier recueil de poèmes en ces termes : « Cette poésie que vous lirez bientôt est bâtie à partir, non pas du langage, mais d’une esthétique de la narration. » In Man Bene, Mots versus maux, op. cit., p.5. Cela est aussi repris dans le deuxième recueil de poèmes où l’avertissement au lecteur rappelle que mon geste scripturaire met en avant « une écriture littéraire dont le visage le plus pertinent est narratif », in Man Bene, Poésie critique, op. cit. 2022, p.6.

7 Lire Roland Barthes, La Mort de l’auteur, in Revue Mantéia, numéro 5, 1968.

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« La révolution poétique », in Man Bene, Poésie critique, Paris, Edilivre, 2022.
Depuis toujours,
la poésie est une aventure ambiguë.
On l’a voulue ainsi.
Complexe.
Mystique.
Plurivoque.
Équivoque même.
D’ailleurs,
Mallarmé,
en la voulant sacrée,
a imposé à la poésie
qu’elle soit mystérieuse.
Son langage devenant atypique,
elle est comprise des initiés.
Quant à moi,
me refusant ce trait tortueux
du raisonnement poétique,
Je fais de mes vers
une absence de génie langagier.
Je fais de mon langage
une simplicité à appréhender.
Ma poésie n’est poésie
que par son prétexte versifié.
En réalité,
elle est un discours ordinaire,
populaire et léger.
Une prose narrative.
Ma poésie refuse l’art de dire.
Elle est spontanéité et littéralité.
Elle est au degré premier
de l’écriture sans ambition littéraire.
Qui suis-je pour m’en astreindre ?
Le poète,
en l’absence de zèle,
se réduit à ce qu’il est :
un écriveur humble.
Aux autres d’en juger.