Tribunes

Houellebecq, prix Goncourt

Houellebecq, prix Goncourt[i]

« La question de beauté est secondaire en peinture »[ii].

Qui contesterait que Houellebecq soit l’un des auteurs français les plus détonants du tournant du XXIe siècle ? Avec Extension du domaine de la lutte (1994), Les Particules élémentaires (1998),  La Possibilité d’une île (2005) et quelques autres textes de moindre envergure[iii], il a inventé un genre à l’intersection du roman, de la sociologie et de la science-fiction, genre qui, au premier abord, a plutôt surpris. Ses livres ont surtout séduit au départ les intellectuels non-conformistes (les deux termes ne sont pas synonymes !) par leurs analyses décapantes de la société moderne. Le succès s’est ensuite étendu jusqu’au grand public, d’abord attiré par la réputation sulfureuse de l’auteur (à la construction de laquelle ce dernier n’était d’ailleurs pas étranger) puis retenu par son talent de conteur. Ainsi Houellebecq est-il passé progressivement du statut d’écrivain maudit à celui d’auteur incontestable. Son dernier roman, La Carte et le territoire, a reçu l’onction d’une presse unanime. Le prix Goncourt n’a fait que confirmer cette nouvelle unanimité.

Les prix, en France, sont tenus comme un élément indispensable de la « vie littéraire ». Pour le dire simplement, ils font vendre les ouvrages primés et, par le biais des « listes de sélection »,  d’autres romans qui, sans les prix, auraient eu de grandes chances de rester noyés dans l’océan des parutions de la rentrée littéraire. Comme rien n’est parfait, on les critique néanmoins, non seulement à cause des tripatouillages (inévitables ?) entre les maisons d’édition, mais encore, et surtout, parce qu’on considère qu’ils récompensent rarement les meilleurs livres. Et, de fait, si les prix les plus prestigieux ont le mérite de distinguer, grosso modo, les meilleurs auteurs, il reste que l’accord se fait bien souvent sur un auteur confirmé, parce que « son tour est venu », sans trop regarder les qualités du livre particulier qui sera couronné. C’est précisément ce que l’on peut vérifier avec le prix Goncourt décerné cette année à Michel Houellebecq.

Non que son livre soit inintéressant. Au contraire, nous pouvons attester que nous l’avons, comme on dit, « dévoré » en une seule journée. Mais cela ne nous a pas empêché de déplorer les manques par rapport à ce à quoi l’auteur nous avait habitué dans les meilleurs de ses opus précédents. À quoi tient en effet l’originalité des livres de Houellebecq, leur pouvoir percutant ? On a déjà dit qu’il mêlait à sa trame romanesque analyses sociologiques et visions futuristes. Il faut ajouter que les analyses sont sans concession, les anticipations crédibles et que le tout est raconté sur le ton du cynisme et de l’autodérision.

Tout cela, certes, se retrouve bien dans La Carte et le territoire. L’autodérision est même poussée à son comble puisque l’auteur fait de lui-même un personnage de l’histoire et qu’il se traite sans aucun ménagement, se présentant comme le type même du looser alcoolique et asocial. La vision pertinente du futur est bien là, elle aussi, avec le tableau d’une France complètement désindustrialisée qui ne vit plus que de l’agriculture et du tourisme (projection à laquelle, en tant qu’économiste, nous ne pouvons que souscrire…) Quant à l’analyse sociologique, elle est, hélas !, elle aussi, des plus pertinentes, comme on peut en juger par les exemples suivants :

La condition humaine dans les sociétés modernes :

« Pour ce qu’il en avait pu observer, l’existence des hommes s’organisait autour du travail, qui occupait la plus grande partie de la vie, et s’accomplissait dans des organisations de dimension variable. A l’issue des années de travail s’ouvrait une période plus brève, marquée par le développement de différentes pathologies. Certains êtres humains, pendant la partie la plus active de leur vie, tentaient en outre de s’associer dans des micro-regroupements qualifiés de familles, ayant pour but la reproduction de l’espèce ; mais ces tentatives, le plus souvent, tournaient court, pour des raisons liées à la ‘nature des temps’ » (p. 105).

Une profession particulière, les prêtres de l’Église catholique :

« Héritiers d’une tradition spirituelle millénaire que personne ne comprenait plus vraiment, autrefois placés au premier rang de la société, les prêtres étaient aujourd’hui réduits, à l’issue d’études effroyablement longues et difficiles qui impliquaient la maîtrise du latin, du droit canon, de la théologie rationnelle et d’autres matières presque incompréhensibles, à subsister dans des conditions matérielles misérables, ils prenaient le métro au milieu des autres hommes, allant d’un groupe de partage de l’Evangile à un atelier d’alphabétisation, disant la messe chaque matin pour une assistance clairsemée et vieillissante, toute joie sensuelle leur était interdite, et jusqu’aux plaisirs de la vie de famille, obligés cependant par leur fonction de manifester jour après jour un optimisme indéfectible » (p. 99).

Enfin, autre cas remarquable, les étudiants d’aujourd’hui :

« Ses étudiants étaient d’un niveau intellectuel effroyablement bas, on pouvait même se demander, parfois, ce qui les avait poussés à entreprendre des études. La seule réponse, au fond d’elle-même elle le savait, était qu’ils voulaient gagner de l’argent, le plus d’argent possible » (p. 328).

D’où vient, alors, que nous ne parvenions pas à ranger La Carte et le territoire parmi les grands livres de Houellebecq ? D’abord de l’impression dont nous n’avons pu nous déprendre, que ce roman ne correspondait pas, pour l’auteur, contrairement aux trois que nous avons mentionnés plus haut, à une nécessité impérieuse. Sans doute quelqu’un comme Houellebecq éprouve-t-il un besoin irréfragable d’écrire, mais il ne parvient pas à nous convaincre qu’il avait besoin d’écrire ce livre-là en particulier. Certes, le renouvellement du sujet mérite d’être salué – à la quête de l’immortalité physique, qui caractérisait les ouvrages précédents, sont substitués les efforts de l’artiste qui cherche à atteindre l’immortalité à travers son œuvre. Mais alors, pourquoi la question de l’art contemporain, pourtant énorme, n’est-elle jamais abordée sur le mode théorique que Houellebecq affectionne habituellement ? Comme si, face à un domaine nouveau pour lui, il « marchait sur des œufs ». La brièveté de l’ouvrage ne fait que confirmer cette impression d’un travail de commande (une commande que l’auteur se serait passé à lui-même). On aurait tort en effet de se laisser illusionner par le nombre de pages, artificiellement gonflé par la typographie très aérée. Quoi qu’il en soit, les analyses sociologiques, qui font d’ordinaire tout le sel des « romans » houellebecquiens, sont ici réduites a quia ; elles ne vont guère au-delà des citations précédentes.

La littérature, entendue complètement, c’est un style + une histoire. L’histoire, ici, est loin d’être inintéressante mais, encore une fois, il y manque toute la « sauce » sociologique[iv] que Houellebecq concocte habituellement pour l’édification et le bonheur de ses lecteurs. Quant au style, il est parfaitement Houellebecquien ! De ce côté-là, pas de surprise ni dans un sens ni dans l’autre : Houellebecq est capable d’écrire, nul ne le conteste, il sait trousser une histoire qui « scotche » le lecteur. Mais il n’a jamais été un écrivain « formaliste » ; il n’écrit pas dans la langue des lettrés d’aujourd’hui. Sans doute considère-t-il qu’en littérature – comme en peinture (cf. supra) – la beauté est « secondaire ».

Qu’on en juge par l’extrait suivant :

« Une noire magnifique qui le dépassait d’une tête ; elle portait une robe longue d’un blanc scintillant, aux parements dorés, décolletée dans le dos jusqu’à la naissance des fesses ; la lumière des flambeaux formait des reflets mouvants sur son dos nus » (p. 238)…

… une description qui ne déparerait point dans la série populaire S.A.S. !

S’agit-il d’un second degré ? Qui sait ? Quelle que soit la réponse, on pardonnera à Houellebecq parce qu’il a su nous tenir en haleine, tout en nous faisant, à l’occasion, beaucoup rire. La Carte et le territoire n’est certainement pas son meilleur roman mais il est loin d’être mauvais et, en tout état de cause, Houellebecq – sinon ce livre-là – méritait le Goncourt : son tour était venu.

Novembre 2010.


[i] La Carte et le territoire (Flammarion, 2010, 431 p., prix Goncourt 2010).

[ii] Ibid., p 82.

[iii] Parmi lesquels nous ne rangeons pas sa poésie, d’une facture classique, agréablement anachronique, qui mérite plus qu’un coup d’œil.

[iv] Et, souvent, implicitement moraliste. Cf. Michel Herland, « Houellebecq moraliste malgré lui : Houellebecq au laser de Bruno Viard », mondesfrancophones,

http://mondesfr.wpengine.com/espaces/Frances/comptes-rendus/houellebecq-moraliste-malgre-lui-houellebecq au-laser-de-bruno-viard/