Tribunes

Le b.a.-ba du bobo

 Si l’exotisme distrayait autrefois le bourgeois ou assurait au romantique de se distraire de la société bourgeoise, la société d’aujourd’hui se pare d’une nouvelle figure fascinée par la rhétorique de l’ « ailleurs » ou de l’ « autrement » : le bourgeois-bohème.  Nouvelle figure parce que notre homme est un bourgeois qui croit déloger sa propre suffisance alors qu’il sert un nouvel ordre moral. Quelques réflexions cyniques dans ce monde des belles âmes.

Le 19e siècle au plan esthétique fut la résolution de l’inconfortable conformisme d’une bourgeoisie assise sur ses principes. L’autosatisfaction étalée comme un veau, le ventre plein aux as, la tête cassée par l’arithmétique des Lumières qui s’emparent du monde, il fallait au bourgeois voir ailleurs si il n’y était pas. Il s’agissait déjà de se reposer de cette fatigue d’être soi propre à l’individualisme qu’une humeur moins déprimée aurait appelée au 18ème « effort ». Le romantisme vint donc tromper l’ennui. De l’emportement sentimental d’un Hugo dont les symphonies verbales déchirèrent un public étriqué, en passant par les jardins botaniques et leurs « curiosités », aux paradoxes mallarméens paralysant la raison et ouvrant au bruissement inouï du Néant dont la poésie était l’écume, on institua le bonheur d’être triste. On se sensibilisa au théâtre d’ombres, de silhouettes et de reflets qui se jouait dans un au-delà d’autant plus séduisant qu’il apparaissait chimérique. L’individu repu de romantisme mourut ainsi volontiers à soi dans les regrets d’une absence : celle de l’autre « légèrement » autre.  

Quel rapport toutefois entre une belle plante exotique rencontrée au Jardin botanique et la tristesse tournée vers l’absence ? L’exotisme précisément. L’objet exotique provient du lointain mais a ceci de caractéristique qu’il nous apparaît comme « retenu » par le lointain. Il nous apparaît « hors contexte » dans une trouée de l’horizon. Il ne se rend pas proche, il se rend « séparé », pourrait-on dire. Or « l’absence » au creux de laquelle l’exotisme se faufile, a toujours au final le goût (ou le dégoût) du Néant ou de la mort. Ainsi l’objet exotique fait-il signe de l’au-delà : son style est fantomatique, c’est un objet fantastique. Mais la séparation est source de désir, de petite mort. Tous les maris vous le diront : plus la femme s’absente plus elle est idéale.

Cependant, si l’autre (ou l’absence de l’autre) c’est-à-dire pour la vision romantique l’allure troublante de quelqu’un ou quelque chose, « captive » le spectateur, c’est que cet autre n’y est pas « vraiment » autre. Il est ici « semblable à » lui. L’objet exotique a beau ne se donner qu’à travers la suggestion, il n’est pas « absolument » étrange. Il se tient entre l’intimité et le spectacle, l’étonnement et l’habitude, l’étrange et le stéréotype. L’exotisme, autrement dit, constitue un semblant d’autre qui répond « à une attente » : on trouve au sauvage « une utilité ». Non pas celle d’étendre le champ d’exploitation ou le circuit touristique, mais d’offrir une rêverie au bourgeois qui s’évade, au civilisé qui s’encanaille de la sorte.

L’étroitesse bourgeoise et son hypocrisie trouvèrent donc dans l’exotisme les images du rêve d’un passé authentique, innocent et heureux. La passion de l’exotisme, ne fut autre que la délectation d’un désamour de soi… Qu’en est-il aujourd’hui ?

La fin du 20ème siècle vit l’apparition d’une nouvelle forme de résolution du malaise dans la civilisation : le bourgeois-bohème. Une résolution plus radicale. Car devant les affres de ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation », le bourgeois-bohème est le portrait du bourgeois qui a « intériorisé » l’exotisme, au point d’en faire « un style » de pensée, ou plutôt, ne nous avançons pas trop, un mode de vie. Pour le bobo réfléchir signifie en réalité « se » donner en spectacle, à savoir se tenir à la vitrine de sa propre exposition où se reflète ce qui « ressemble à » une critique de soi-même ou de la société occidentale. Retraçons l’essentiel de ce mode de vie et découvrons cette pseudo critique.

Notre personnage se veut citoyen « du monde ». Il soutient « Médecins du Monde », « Enfants du monde », « Jardins du Monde ». Il écoute de la musique « du monde », mange de la cuisine « du monde », goûte aux bières « du monde », s’intéresse à la littérature « du monde », aime le cinéma « du monde », côtoient les artisans « du monde », etc. Bref il réussit là où la logique échoue : particulièrement ouvert au monde, il savoure « le local » en général. Il boit ainsi le bouillon culturel que lui fait avaler son désir d’un monde « sans frontières ». Les frontières, les limites, les découpages, les formes, les catégories de toutes sortes constituent en effet pour lui l’apanage d’une pensée conservatrice dont sont dispensées les « autres » cultures, à commencer par les plus « traditionnelles » bien sûr. Ouvrir, s’ouvrir et l’ouvrir pour dénoncer les esprits bornés qui s’évertuent à « former » un raisonnement (impliquant des catégories), voilà le mot d’ordre. Se couler dans des sentiments encore et toujours des sentiments ! voilà qui parle en faveur de « la qualité », ce « je-ne-sais-quoi » qu’on ne discute pas. Aussi la figure du « sans-papiers » (de couleur, par préférence) sert à notre bourgeois de bon sauvage. Le cri du « sans-papiers » qu’il fait sien lui apparaît manifester l’innocence et l’authenticité perdues dans un monde arraisonné par « une logique » toute européenne.

Notre personnage ne jure également que par le développement « durable ». L’expression signifiant, si l’on comprend bien, que le développement seul risque de s’arrêter quand il se déroule et qu’il faut donc vouloir qu’il marche quand il marche. Plus sérieusement, parler de « développement » durable, c’est oublier que tout industriel désire que son entreprise tourne indéfiniment et ne manque donc pas de ressources. Mais ce n’est pas là, encore une fois, une question de logique. Le bourgeois-bohème a l’âme d’un poète. Comme le créateur, il croit au pouvoir performatif du langage par lequel le mot vaut la chose. Parler de développement durable revient alors à conjurer le destin du développement moderne, fatalement inégalitaire, superficiel, mortifère… Le parler-citoyen-du-monde — que nous nommerons « la poélitique », une confusion entre poétique et politique (pour peu que le domaine économique et de la formation en la matière suppose une vision « politique ») — la poélitique donc, revient à pratiquer un exorcisme sur le langage technique, techniciste et dominateur de la modernité, à croire que l’on extirpe par incantation la Bête logée dans les assises de la pensée occidentale. La poélitique est ainsi un parler dont les mots ne sont que la condensation du bourdonnement que fait une sensibilité (aux autres) ignorée par la raison. Par son style, la poélitique « impressionne » comme « une chose », une vraie, pourrait nous toucher. Il suffit de la sorte à la belle âme de parler poélitique pour réaliser de grandes choses, elle qui n’a pas de mains. Mais la création poélitique présentée comme la haute couture de l’avant-garde humanitaire n’est en réalité que du prêt-à-penser sur fond de clichés.

Clichés relayés par un autre exemple tiré du registre poélitique : « le tourisme durable ». Est durable un touriste qui se comporte en éco-citoyen (un citoyen recyclable ?). De la même manière que les grands paysages ne l’effraient pas, le bourgeois-bohème ne craint pas l’emphase. Ainsi, on ne le verra pas jeter un papier à la poubelle, mais bien « réduire son empreinte sur l’environnement ». Donc, si l’on comprend bien, le touriste durable qui veut rester là où il n’est que de passage doit s’effacer pour durer. Il y a de quoi perdre le nord pour la raison. Et c’est tant mieux ! puisque le bobo, complètement à l’ouest, voyage de préférence vers le Sud. Mais un Sud désertique. Car depuis que les ouvriers, les fonctionnaires et une classe très moyenne envahissent les îles durant l’été, la Mongolie et ses espaces infinis, par exemple, conviennent mieux aux rêveries de notre promeneur. Renouer avec l’humanité dans le silence d’une yourte où l’interprétation plus ou moins heureuse des gestes de l’autre apparaît comme un miracle de compréhension, semble en effet plus aisé que sur une plage remplie d’allemands quinquagénaires en string et monokini. C’est que le touriste durable ne parle pas avec l’autre, il « jette les ponts entre les cultures et entrouvre l’horizon d’une paix universelle ». Bref, s’il va se terrer quelques temps dans les steppes, c’est parce qu’en définitive il veut la paix.

Le matin, à l’heure du petit déjeuner se joue encore chez notre bourgeois le troisième acte d’un mélodrame romantique — le triomphe de l’exclu. En prenant son café « équitable », il rejoint en effet le Sud qui persifle le Nord, son ordre et ses escrocs. Il    n’interrogera pas les conditions politiques du commerce dans ledit Sud. Par contre, sur le paquet de café qu’il est allé acheter religieusement, le charme de cette maman éthiopienne en habits traditionnels sur fond de plantations, le sourire « made in dignity », donne une leçon à notre consommateur qui pour le coup se voit consom’acteur (du mélodrame). Notre bourgeois a le blues et le café dans la cuisine a l’odeur d’une sainteté interculturelle…

La médecine douce, naturelle ou alternative que défend le bourgeois-bohème sonne, quant à elle, le triomphe de la « croyance » sur les frappes chirurgicales qui cadencent selon lui l’univers de la technique. Libre de l’enchaînement causal et des interactions chimiques, la douce médecine alter se veut une médecine « ouverte » (de préférence aux mystères orientaux). D’un amas cellulaire impersonnel le corps devient avec elle un corps plus « humain », une gamme harmonique de sentiments et d’émotions. Et comme elle n’est plus engoncée dans la scientificité d’une pensée unique, la médecine alter plaide en faveur de la « diversité » : homéopathie, naturopathie, acuponcture, phytothérapie,  lithothérapie, organothérapie, hydrothérapie, balnéothérapie, massothérapie, chiropraxie, ostéopathie… Certes l’homéopathie, par exemple, revient à prescrire du sucre à un diabétique. Mais justement l’important est d’y « croire ». Imprégné du panser magique, le croyant ne doit plus « combattre » la maladie — ce vocabulaire ressortissant au mauvais esprit allopathique —, il doit l’« accompagner ». Si le croyant n’est pas en forme, c’est en effet parce qu’il subit un affaiblissement vibratoire, une dysharmonie. Il est en désaccord avec lui-même et doit donc se montrer compréhensif : sur base de cette note non pas fausse mais « étrange » de la maladie élargir sa sensibilité et accéder par là à une nouvelle harmonique. Au fond, le patient doit avoir le moral, lui dont le corps abrite une âme et ses humeurs. La croyance bobo qui se présente de la sorte comme une mise en cause du système occidental signe en réalité le triomphe de l’hyper individualisme :  la maladie, c’est ton affaire !

Le bobo, pour terminer, ne mange ni « chimique » ni « physique », mais « bio ». Cependant, attention ! notre bourgeois est exigeant : il ne confondra pas « naturel » et « bio », ce qui lui donnerait des airs trop facilement romantiques. La gamme bio implique d’abord des produits qui ont connu une transformation « douce ». Car il faut cesser de maltraiter la Terre, cette Mère (un peu possessive quand on y pense) qui s’est sacrifiée pour une progéniture ingrate. Aussi le bobo n’éduque pas ses enfants, il les terrorise : avec Al Gore et Arthus-Bertrand, il se drape dans une prophétie apocalyptique. Mais il n’y a pas de révolution sans terreur et l’on peut se reposer sur la peur : elle n’est jamais ennuyeuse. Et quoi de plus exotique qu’une fin du monde proférée sur grand écran ? Que l’on se rassure toutefois : grâce à une culture bio refusant toute logique de rentabilité, il n’y aura jamais suffisamment de quoi nourrir la surpopulation mondiale. Notre Terre pourra enfin respirer.

Voilà comment le bourgeois-bohème se donne tant de mal pour son bien-être. Il substitue en somme à l’autocritique un masochisme mondain : le bobo à mal à son Occident et il adore ça !