Prélude épistémologique
Depuis 1996, année de la création de la revue Atelier (publiée en italien), nous avons lu, écrit, organisé diverses rencontres pour tenter de comprendre les raisons pour lesquelles la poésie contemporaine suscite aujourd’hui si peu d’estime dans l’opinion italienne. Nous avons, ce faisant, développé une méthode critique
Il ne s’agit pas de chercher un “canon” qui s’imposerait au lecteur, il ne s’agit pas non plus d’établir une classification des auteurs majeurs et mineurs, aujourd’hui plus que jamais nous avons besoin d’un travail d’interprétation du présent “liquide” et insaisissable, qui nous permettra d’ouvrir une fenêtre sur le monde de l’écriture en vers, et plus largement sur la réalité dans laquelle nous vivons, si l’on veut bien accepter l’hypothèse que la poésie, art majeur, “révèle” les traits de la pensée et de la culture de la société dans lesquelles elle est produite.
Notre démarche critique s’articule, à partir de la distinction entre philologie et critique littéraire, en trois étapes conformes à l’arc herméneutique de Paul Ricœur (Filologia, critica e antropologia letteraria –Philologie, critique et anthropologie littéraire, cf. Atelier n° 5, mars 1997). La première étape consiste en l’explication d’un texte, d’une peinture, d’une sculpture, d’un film, de n’importe quel produit de l’art selon des perspectives à la fois philologiques, formelles, linguistiques et structurelles. Dans notre cas, s’impose une question préliminaire : les textes examinés constituent-ils un ensemble significatif de la production poétique actuelle, sachant qu’il n’est pas humainement possible de connaître et de lire l’ensemble des publications en vers ? On admetttra simplement à ce propos que le travail des critiques n’a pas de limite, qu’il est soumis à une révision constante.
La deuxième étape consiste en l’hypothèse d’un idéaltype interprétatif wébérien : les œuvres sont analysées par rapport à la situation contemporaine puisque l’individu-auteur vit avec elle dans une relation dialectique de conditionnement et donc d’explication réciproques. Ainsi l’étude des caractéristiques culturelles d’une époque doit-elle s’inscrire dans le schéma plus large de l’évolution de la pensée et de la civilisation.
Enfin la troisième étape consiste à revenir sur les textes, à la recherche de correspondances précises. Si l’opération donne des résultats positifs, l’arc significatif est fermé et notre hypothèse est confirmée : la grandeur d’un auteur réside dans sa capacité à présenter dans la singularité de son œuvre le travail de toute une époque.
Ce système ne saurait garantir une véritable objectivité. En fait, selon Gadamer, l’interprétation naît de la rencontre d’une réalité extérieure, celle de l’œuvre, avec l’interprète dans un moment historique précis (la “fusion des horizons”). Puisque l’on se trouve au début d’un “horizon” lorsqu’on étudie un sujet contemporain, deux exigences fondamentales sont requises : l’humilité et le dialogue. L’humilité parce que hypothèses et résultats sont toujours limités et provisoires, comme en témoigne l’histoire de la critique. Le dialogue implique la recherche d’autres positions, fondées sur des principes épistémologiques différents, auxquelles on peut se comparer, qui peuvent conduire à se remettre en question, voire à réviser ses propres positions. En cela, nous nous inscrivons parfaitement dans la tradition de notre revue.
Pour un poétique “réaliste”
Le cadre théorique sur la situation culturelle contemporaine nous a permis d’aborder l’histoire de la poésie du Décadentisme à nos jours (cf. Giuliano Ladolfi, La poesia del Novecento: dalla fuga alla ricerca della realtà – La poésie du XXe siècle : de l’évasion à la recherche de la réalité en cinq volumes), et d’ouvrir la porte à l’évaluation de notre époque. Nous ne nous sommes pas limités à une évaluation stylistique, nous avons cherché à exprimer des jugements en accord avec une démarche esthétique qui vise à “révéler” l’époque dans laquelle nous vivons. C’est dans cette optique que nous avons considéré divers poètes contemporains.
Nous voulions d’abord vérifier s’il existe des traits communs dans la production poétique récente par rapport à celles de la seconde moitié du siècle dernier. Ce faisant, nous avons renversé les jugements établis sur des auteurs à succès et mis en avant des écrivains jeunes et peu connus. Mais en quoi un texte poétique possède-t-il la profondeur qui le rend capable de jeter un faisceau de compréhension sur l’époque dans laquelle l’auteur a vécu ? Nous ne proposons pas de solution universelle. Le poème épique n’est plus guère lu aujourd’hui, de même qu’il n’était pas d’usage au Moyen-Âge d’écrire des romans en prose. Pendant le romantisme, la poésie lyrique et la poésie à intention sociale régnaient en maître, pensons aux deux grands poètes italiens : Giacomo Leopardi et Alessandro Manzoni. Aujourd’hui, par contre, il est devenu très difficile d’écrire de la poésie sociale sans tomber dans la rhétorique.
À chaque époque, donc, chaque auteur – et puis chaque critique – s’interroge sur la manière d’écrire la poésie à son époque. Répétons que, hormis le critère d’humanité, tout précepte et tout manifeste sont stériles, même s’ils peuvent guider et susciter des comparaisons et des débats. Tout d’abord, nous refusons de poser le concept de “goût” comme critère, au motif qu’il empêche toute comparaison, qu’il n’est pas sujet à justification et motivation, et qu’il rtraduit fatalement une subjectivité absolue.
La reconnaissance de la poésie du XXe siècle et l’examen des textes contemporains se sont appuyés sur l’intuition de George Steiner selon laquelle, à la fin du XIXe siècle, en plein âge “décadent”, se serait produite la plus grande révolution de l’histoire humaine, à savoir la séparation de la parole poétique de la réalité. Par conséquent, la poésie, au lieu de “dire” le monde, ne ferait plus que “se dire” elle-même, comme cela s’est produit dans les mouvements d’avant-garde ou dans l’hermétisme, lorsque l’auteur, au lieu de s’immerger dans le “magma” de la vie, se réfugie dans le monde des idées pures. Et c’est en fonction de cet idéaltype que nous avons considéré la production du siècle dernier : de l’évasion de la réalité au retour à la réalité. Ainsi Mario Luzi (« Vole haute, parole, / touche nadir et zénith de ta signification »), par un travail solitaire qui a duré plusieurs décennies s’est-il attaqué non pas, comme l’ont fait beaucoup d’autres, à la forme, mais à la substance (substantia) à travers ses travaux épistémologiques. Malheureusement, près de vingt ans après sa mort, son oeuvre demeure insuffisamment connue et appréciée.
La parole poétique, la parole “claire et forte” – comme nous l’avons souvent définie – serait donc appelée à “dire” le monde, l’individu, la société, à apporter son élairage, même de manière problématique, irrésolue, limitée. Si nous acceptons l’image heideggerienne selon laquelle le poète tient la lanterne pour guider l’humanité, il est plus difficile d’accepter que la langue soit la “maison” de l’être. Selon nous, c’est au contraire l’être, ou plutôt l’existence, qui est la “maison” du langage. D’où le concept de poésie “réaliste”, dont le sens doit être soigneusement clarifié pour ne pas provoquer de malentendus ou d’interprétations erronées.
La réalité ne peut être circonscrite à sa seule dimension “quantitative” selon la physique galiléenne, elle comporte un aspect irréductible à l’instrument mathématique, sa dimension “qualitative” qui comprend la relation que l’être humain entretient avec le monde, avec ses semblables, avec lui-même et qui se réalise à travers ses rêves, ses souffrances, ses joies, sa relation aux autres, son amour et tous ses sens… En bref, il s’agit de la totalité de l’existence telle qu’elle parvient à la conscience.
La grande poésie est alors celle qui parvient à saisir la totalité de la réalité, celle qui, dans l’être individuel, parvient à découvrir le sens de tout notre être, et celle qui, dans l’objet, sait saisir l’univers.
Mais parce qu’avant le temps, le mortel
doit s’ôter l’illusion qui, aussitôt décédé,
le retient au bord de la mort ?
(Ugo Foscolo, Dei Sepolcri, vv. 23-25)
Le “mais” dans ce passage représente la rébellion la plus authentique et la plus complète de l’homme contre le “mécanisme” des Lumières, incapable de trouver un sens à l’existence humaine. Foscolo, après avoir déclaré qu’avec la mort l’individu disparaît complètement et qu’il n’y a pas de survie, n’estime-t-il pas contre toute logique que l’homme doit “se faire des illusions”, doit se “tromper” pour continuer à vivre et réaliser les idéaux – amour, patrie, beauté, poésie – dont l’âme humaine ne peut se passer ?
Qu’est-ce que tu fais, Lune, au ciel ? dis-moi, que fais-tu
Lune silencieuse ?
(Giacomo Leopardi, Chant nocturne d’un berger errant d’Asie, vv. 1-2)
Des vers apparemment banals. Pourtant, c’est précisément dans cette “banalité” que réside l’une des ruptures les plus profondes que l’Occident a accomplie avec la crise du christianisme. Le pasteur-Leopardi ne peut s’empêcher de chercher un sens à l’univers. De tels vers peuvent être retenus comme emblématiques de la poésie “réaliste”. Alors que Wittgenstein déclare que « le sens du monde est en dehors de lui », Montale représente la vaine quête de l’homme du XXe siècle comme « suivre un mur / qui est surmonté de tessons de bouteille tranchants ».
Les exemples similaires ne manquent pas dans la production de Mario Luzi. Un seul exemple : « Il sait et il ne sait pas », un concept qui se réfère au monde animal et au fleuve. Le poète illustre ici une conception “panpsychique”, semblable à la pensée ultérieure de Philip Goff, selon laquelle « la conscience imprègne l’univers et en est une caractéristique fondamentale », en contradiction avec la pensée totalisante de la science.
Seule la grande poésie est à même d’exprimer une compréhension authentique du monde (pensons à Dante). Le sonnet “Langueur” de Paul Verlaine témoigne de l’atmosphère qui pèsera sur la période décadente à la fin du 19e et au début du 20e siècle. T. S. Eliot témoigne de la fin de la modernité par une phrase tirée du langage courant : “Vite, s’il vous plaît, on va fermer ».
“Réalisme” signifie que la poésie est avant tout un “objet”. Comme affirme clairement Maurizio Cucchi, « l’art n’est pas une idée, c’est essentiellement un artefact, qui exige, en tant que tel, une aptitude spécifique et un travail d’atelier patient, en présence de la passion et de l’étude ». Cette conception du “réalisme” n’est pas assimilable à l’allégorie médiévale, selon laquelle aliud dicitur aliud demonstratur, Le fait de dire, dit à la fois l’individu qui parle et le général. Seule la poésie est capable d’unir ces deux réalités contradictoires, d’ouvrir des horizons de sens qui nous aident à comprendre en même temps le moment historique et l’être humain.
Odi et amo. Quare id faciam, fortasse requiris.
Nescio, sed fieri sentio et excrucior.
(Je déteste et j’aime. Ne me demande pas pourquoi je suis dans cet état.
Vraiment je ne le sais pas, mais c’est ainsi et j’en suis déchiré).
At regina dolos (quis fallere possit amantem ?)
praesensit, motusque excepit prima futuros
omnia tuta timens.
(Mais la reine – qui pourrait tromper une personne amoureuse ? –
perçut à l’avance la ruse et immédiatement comprit ce qui allait se passer
car les amoureux craignent même l’évidence).
Des vers sublimes de deux poètes de la Rome antique, Catulle et Virgile, qui peignent l’âme de tous les amoureux trahis en tous temps et en tous lieux.
La poésie que nous appelons “réaliste” est une représentation concrète des sentiments, attentes, horizons, espoirs, doutes, conquêtes, etc. Elle est “holocrématique”, un art qui engage la totalité de l’être humain et pas seulement l’intention (art conceptuel) et pas seulement la philosophie, etc.
C’est évidemment très difficile… et c’est là qu’intervient le talent, mûri, comme le dit Cucchi, par un travail acharné, un long exercice, une étude “folle et désespérée” et une recherche sans fin. Il ne suffit pas de savoir comment doit être la grande poésie, on peut peut-être l’apprécier et l’évaluer, mais quand on passe à l’étape du poïen, chaque règle sonne comme une véritable limitation.
En conclusion, si la position défendue ici n’est bien sûr ni unique ni universelle, elle est épistémologiquement fondée, elle ouvre des perspectives, déjà présentes dans certains textes contemporains, qui peuvent contribuer à ramener la poésie à sa mission essentielle, selon nous, qui est d’enrichir notre compréhension de la réalité, une tâche qu’elle a accomplie avec succès pendant près de trois mille ans de son histoire.