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Poésie : critiques… ou comptes rendus ?

Les revues et les blogs de poésie publient à chaque livraison de nombreuses « critiques » d’ouvrages et cette section n’est pas la moins lue. Lorsqu’elle est bien faite, une critique permet en effet de se faire une bonne idée de l’ouvrage en question. Le lecteur se sent – à tort ou à raison – en mesure de le juger, de décider s’il correspond au/à un/ genre de poésie qu’il aime et donc, dans le meilleur des cas, d’aller plus loin et de se procurer l’ouvrage. Cela ne signifie pas que les autres rubriques ne soient pas consultées mais celle-là permet de prendre contact rapidement avec un recueil ou un poète (si on ne le connaît pas encore) avec moins d’effort que lorsqu’on entreprend de lire un ou plusieurs poèmes d’un auteur présentés dans la revue ou sur le blog.

Qu’est-ce qu’une bonne « critique » ?

Pour Julio Cortazar (1), toute critique est double : elle est à fois l’analyse aussi objective que possible de l’œuvre et une sorte de confession par laquelle le critique exprime les émotions qu’elle provoque en lui.

Mais qu’est-ce qu’une critique objective ? Vaste question. Les spécialistes se disputent pour imposer la méthode qui leur semble la meilleure. On peut décortiquer la syntaxe, la sémantique, compter les occurrences les plus significatives, etc. : la linguistique a développé toutes sortes d’instruments pour ces décorticages. On peut tout aussi bien fouiller dans la biographie de l’auteur pour essayer de comprendre les circonstances particulières qui ont donné naissance à l’œuvre (la Recherche est-elle avant tout celle d’un homosexuel, qu’un « hétéro » n’aurait en aucun cas pu écrire ? Ou encore : la philosophie de Nietzsche traduit-elle avant toute chose l’immense frustration de son auteur ?).

À lire les critiques publiées – distinctes des analyses savantes des professeurs de littérature – on constate que l’objectivité tient en réalité en deux points : premièrement, quelques notations précises sur la forme de l’œuvre, sur les tics de l’auteur (e.g. cultive-t-il les allitérations, fait-il preuve d’humour, son registre est-il élégiaque ? etc.) ; deuxièmement, des citations qui viennent à l’appui de l’analyse. Ces dernières sont essentielles pour le lecteur. C’est en effet sur cette base qu’il portera lui-même un double jugement. Sur la critique : les citations confirment-elles effectivement le métadiscours du critique ? Sur l’œuvre : est-ce que ces citations jointes aux appréciations du critique m’amènent à conclure que celle-ci me plaît, ou non ?

Vous avez (vraiment) dit « critique » ?

Il est toujours bon de revenir aux dictionnaires pour savoir de quoi nous parlons. Ceux-ci nous apprennent que le mot « cretique » ou « critique », du latin tardif criticus, est apparu au XIVe siècle d’abord au sens médical d’état critique. En relation, donc, avec l’idée de « crise » toujours utilisée, à l’origine, dans le domaine médical (le latin crisis désignant la phase grave d’une maladie). Le substantif « critique » au sens de la critique des œuvres date de la fin du XVIe siècle, d’après le latin criticus, traduction du grec kritikós (« qui juge les ouvrages de l’esprit »), d’après le grec krino (juger, estimer) lequel dérive à son tour de la racine indo-européenne ker (couper, séparer, trancher).

Il s’agit bien de « juger ». L’inestimable Trésor de la langue française le précise bien, soit, dans le domaine de l’esthétique : « discerner dans un ouvrage, une œuvre, l’ensemble des qualités qui le/la rendent plus ou moins conforme à une perfection idéale ». L’affaire est entendue : les critiques de poésie, parce qu’ils se refusent de juger, ne sont pas des critiques. Mais que sont-ils, dans ce cas ?

Des comptes rendus

Puisqu’un véritable critique est un juge, il se doit d’instruire à charge et à décharge. Nous en sommes loin et il est vrai qu’une critique vraiment « critique » (au sens ici de défavorable) peut se révéler un éreintement dont la victime ne se remettra peut-être jamais. Même et surtout lorsqu’il est justifiée. Mais le critique peut être tout aussi bien de mauvaise foi. Et ce dans les deux sens. Balzac, dans les Illusions perdues (1837-1843), a fait le tableau définitif de la critique qui encense ou qui condamne sur des bases tout sauf objectives.

Même chose chez Baudelaire : « La critiques des journaux, tantôt niaise, tantôt furieuse, jamais indépendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide-ânes qu’on nomme comptes rendus de salons » (Salon, 1845).

Est-ce en raison de ces abus, ou par simple pusillanimité, que nous avons, sauf exception, renoncé à juger pour nous contenter de rédiger de simples comptes rendus (on pourrait dire aussi des recensions) ? Le fait est que nous avons renoncé à juger vraiment et que nous nous contentons de présenter l’œuvre en mettant en valeur ses qualités et ce qui chez elle nous touche. Nous ne remplissons donc pas tout à fait le programme de Cortazar qui voudrait une analyse aussi objective que possible. Nul n’aurait l’idée, aujourd’hui, de se saisir d’une œuvre qu’il juge détestable et niaise pour la dénigrer. Les critiques, d’une part, les directeurs des revues littéraires ou de poésie, d’autre part, ont mieux à faire.

Au demeurant, ils pourront avancer pour leur défense que s’intéressant seulement à des œuvres qu’ils apprécient (positivement), ils n’ont aucune raison d’en faire une critique (négative). Argument recevable à ceci près que même dans ce que nous aimons, nous n’aimons pas tout et nos articles n’en disent mot.

Vérité et liberté

La critique est au cœur de la démarche scientifique. Les savants n’ont de cesse de critiquer les hypothèses ou les résultats de leurs pairs. C’est ainsi en effet que la science avance, par réfutations successives. Non seulement on ne s’offusque pas de ces critiques mais elles sont indissociables du progrès. Certes, la vérité ne sera jamais complètement atteinte (du moins dans un avenir prévisible) : une vérité chasse l’autre, pas plus vraie mais moins fausse que la précédente.

Aucune vérité dans l’art. On peut affirmer – avec des mots ou par d’autres moyens – ce que bon nous chante et personne ne nous démontrera que nous avons tort puisqu’il n’y a aucune règle à respecter. Il n’en fut pas toujours ainsi : les poètes, les dramaturges, les peintres et les sculpteurs, les musiciens étaient tenus de respecter les codes de leur art. L’innovation n’était possible que dans une marge très étroite. C’est aujourd’hui la liberté qui règne. Autant dire que le critique se trouve fort démuni par rapport au temps, pas si ancien, où il fallait défendre les principes de l’académisme pour être publié dans les journaux bien-pensants. Faute de règle à laquelle se rattacher, le critique est obligé de se fier à sa seule subjectivité. Cette limitation explique aussi pourquoi il hésite à se montrer trop catégorique.

Gratuité

Une différence, cependant, mérite d’être notée. Dans certaines disciplines artistiques les critiques n’ont pas tous la même retenue. Des mises en scène d’opéra, de théâtre (plutôt que les pièces elles-mêmes), des plasticiens sont parfois – c’est rare mais ça existe – durement étrillés. On se souvient de la formule de Jean Clair dénigrant « le n’importe quoi, le presque rien, l’informe et le monstrueux » caractéristiques d’un certain art contemporain (Considérations sur l’état des Beaux-Arts, 1983). Si l’on n’observe pas la même chose à propos des poètes, c’est sans doute parce que ces derniers ne jouent pas dans la même catégorie que des metteurs en scène invités à présenter des œuvres lourdement subventionnées dans les plus grands festivals ou des plasticiens participant à des biennales réservées de facto aux artistes déjà célèbres. Quand tant de moyens sont mobilisés, les critiques comme les spectateurs sont en droit de manifester, le cas échéant, leur déception (1).

La poésie est un art pauvre. Les auteurs se bousculent et les lecteurs se raréfient. Les ouvrages sont souvent publiés à compte d’auteur. Quant à ceux qui sont édités par des maisons ayant pignon sur rue, elles sont pour la plupart bien modestes et manquent de moyens de diffusion. Les critiques – quasiment toujours bénévoles, pigistes dans quelques cas qui ne rempliraient pas les doigts d’une main – aiment la poésie ; ils sont conscients de la fragilité économique de ce secteur de l’édition. Si leurs articles correspondent davantage à de la promotion qu’à une présentation objective, ils l’assument, avec, encore une fois, cet alibi qu’ils aiment les œuvres dont ils ont choisi de parler et qu’ils sont donc dans leur rôle en les défendant.

(1) Dans le film présentant l’artiste surréaliste Virginia Tentindo.
https://www.virginiatentindo.fr/films/minimes_innocences/

(2) Même remarque pour certaines superproductions au cinéma ou certains succès populaires en littérature qui peuvent recevoir des critiques négatives.