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« Requiem(s) » par le ballet Preljocaj

Dans sa présentation de ce nouveau ballet, Angelin Preljocaj insiste sur l’importance des rituels. Ceux-ci, historiquement, sont d’abord liés aux funérailles et le chorégraphe nous rappelle que, selon Durkheim, la civilisation n’a démarré que le jour où l’on a commencé à enterrer les morts. La danse accompagnée par la musique est à l’évidence un moyen idéal pour représenter des rituels, sachant que Preljocaj – qui se fonde, là encore, sur l’anthropologie – ne tient pas que les rituels funéraires soient nécessairement tristes. N’est-ce d’ailleurs pas le cas chez nous où les repas qui suivent les enterrements sont souvent des occasions plutôt festives de se retrouver entre vivants !

Aussi n’est-il pas surprenant que cette nouvelle pièce alterne des tableaux où dominent le recueillement et la lenteur avec d’autres qui débordent de vie. Quand commence la pièce trois danseurs sont suspendus dans des cages ; ils sortent d’abord un bras pour tenter d’atteindre les danseurs placés en-dessous d’eux, puis deux jambes et l’on se rend compte alors que les cages n’ont pas de fond et que les trois faux prisonniers peuvent se laisser glisser vers le bas où ils seront reçus par les autres danseurs. À ce premier moment ralenti succède une séquence plus rapide mobilisant les dix-neuf danseurs de la distribution.

Le spectacle enchaîne ensuite des séquences tout aussi contrastées. Les plus impressionnantes sont les plus lentes, les plus proches, sans doute, de l’idée que nous nous faisons d’un rituel funéraire. Ainsi celle, particulièrement belle, où les danseurs font bouger quatre d’entre eux laissés pour mort sur le plateau sans utiliser les mains, simplement en glissant la tête ou une jambe sous une partie des corps inanimés (comme feraient des animaux ?). À un autre moment des « cadavres » parfaitement rigides sont portés à bout de bras comme lors d’un enterrement. Une autre séquence impressionnante débute lorsque deux danseurs tout de noir vêtus apportent sur le plateau un autre de ces « cadavres » avec lequel ils jouent comme avec une poupée qu’on peut asseoir, coucher à son gré. Arrivent ensuite deux danseurs masqués qui entament une danse endiablée et qui bientôt veulent disputer le « mort » aux deux personnages vêtus de noir. Autre séquence, lente celle-là, celle qui montre trois danseurs, habillés de noir également et portant couronne, juchés sur une estrade, tandis que s’agitent en-dessous des créatures à moitié dénudées : une représentation de l’enfer avec les princes des ténèbres régnant sur les pécheurs condamnés pour l’éternité ? À un autre moment encore, des danseurs en blanc qui portent une auréole : des saints ?

Les séquences rapides sont spectaculaires, ainsi celle où les danseurs divisés en deux groupes courent d’un bord à l’autre du plateau en se croisant sans jamais se toucher, ou celle qui montre quatre cow-boys (?) malmener des « cadavres ». Il faut encore noter le rôle des projections sur le grand écran en fond de scène, qui renforcent le propos, comme celle du danseur noir qui laisse s’échapper des cendres de ses mains, ou le visage d’une danseuse couvert par une mantille, ou encore l’image d’une ville dévastée par des bombardements qui se superpose à une danse de l’ensemble du groupe accomplissant un geste répétitif (comme dans un camp de concentration ?).

La danse n’est pas silencieuse puisqu’elle s’accompagne de la musique (avec ici la présence incontournable du toujours sublime Requiem de Mozart) mais muette, ce qui rend bien sûr toute interprétation hasardeuse. Notons quand même quelques surgissements d’une voix off, celle par exemple qui souligne que l’art nous redonne une liberté que nous avons trop tendance à « enterrer » : un autre requiem ?

Quant au « s » du pluriel dans le titre de la pièce, Requiem(s), il nous avertit qu’il existe bien des manières d’honorer nos morts et cette pièce de Preljocaj nous en donne une magnifique illustration.

Des larmes oublieux mon œil alors se noie
Pour les amis celés dans la nuit de la mort
Rouvre le deuil de l’amour morte et s’apitoie
Au réveil sépulcral des intimes remords.
Shakespeare, sonnet 30 (trad. Charles-Marie Garnier)

Requiescant in pace.

Requiem(s) par le Ballet Preljocaj. Chorégraphie d’Angelin Preljocaj pour dix-neuf danseurs. Création 2024. Au Grand Théâtre de Provence (Aix-en-Provence) les 17-18 mai et du 16 au 19 octobre 2024.