Deux comédiens, Sophie Richelieu et Charles Zevaco, sont au service de deux auteurs, Alice Carré et Carlo Handy Charles, dans une pièce qui devrait marquer les esprits. Deux jeunes gens, Mathieu et Kendy, se rencontrent lors du concours d’entrée à Sciences-Po (Paris, la précision est importante). L’un sera reçu et l’autre pas mais ils garderont le contact jusqu’à la fin, ouverte, de l’histoire. Mathieu, fils d’un modeste-prof-d’histoire-géo-de-gauche (1), est idéaliste ; il abandonne l’École de la rue Saint-Guillaume pour intégrer une ONG en Haïti. Kendy, fille d’Haïtiens restés au pays, abandonnera ses études de médecine pour étudier la gestion à l’Université Dauphine, avant de rejoindre Miami. Deux trajectoires a priori incompatibles et la question de savoir si elles pourront se rejoindre – et jusqu’à quand – est l’un des enjeux de la pièce. On ne le dévoilera pas ici.
Ce n’est pourtant rien dévoiler que de rappeler que le fonctionnement des ONG, où que ce soit, n’est pas toujours très clair. Lorsque Mathieu prend conscience que celle où il travaille dépense plus pour entretenir son staff qu’en subventions aux paysans, il démissionne. Ce revirement, depuis l’enthousiasme un peu niais des débuts de son expérience d’expat jusqu’aux désillusions de la lucidité, est un grand moment de la pièce. L’évolution de Kendy, bien moins linéaire et tout aussi contrastée, est encore plus intéressante.
Kap O Mond ! n’est pas une pièce politique, elle ne propose aucun programme, elle est plutôt une pièce didactique sans aucune des pesanteurs qui pourraient l’encombrer, sauf peut-être au début quand nous sont rappelés certains éléments de la Révolution haïtienne. À ce propos, les auteurs défendent une thèse pour le moins hasardeuse : selon eux, la loi d’émancipation des esclaves adoptée par l’Assemblée nationale française, en 1794, ne serait qu’une conséquence des événements d’alors en Haïti. C’est faire bon marché de tout le mouvement émancipateur des Lumières, des écrits sur le sujet de Voltaire (Candide, 1759) et de Rousseau (Du Contrat social, 1762). Autre affirmation péremptoire, les réparations exigées par la France après l’indépendance seraient la cause (principale ?) de la ruine bien réelle de cette République. L’essentiel de la pièce n’est pas là. Il est dans les trajectoires des deux protagonistes, celle de Kendy en particulier – personnage plus complexe que celui de son ami, tout d’une pièce – qui fera des choix successifs contradictoires (mais n’ayant, pour autant, rien d’illogique).
Que faire en effet quand on est ballottée entre les deux injonctions opposées d’une famille à la lisière de la pauvreté, laquelle exige tout autant de rester fidèle à ses origines que de réussir matériellement ? Le grand mérite de Kap O Mond ! est de n’imposer aucune réponse à cette question existentielle. On a le droit d’avoir des envies, des ambitions opposées, d’essayer des voies différentes. Et d’ailleurs – c’est peut-être le message implicite d’une pièce dont la fin reste ouverte, comme déjà signalé – la réussite individuelle n’empêche pas nécessairement la solidarité.
Kap O Mond ! qui est jouée depuis 2022 par trois comédiens et une comédienne en alternance nous a été présentée à la Martinique avec la comédienne dans le rôle de Kendy, ce qui constitue peut-être un plus et qui donne en tout cas de la relation entre les deux protagonistes une image très différente de celle qui doit ressortir de l’interprétation par deux hommes. Cette dernière, dans la mise en scène d’Olivier Coulon-Jablonka, est, quoi qu’il en soit, de qualité. Le décor est simplifié à l’extrême : pour indiquer les lieux où se situent les personnages deux bandeaux lumineux portatifs portent, pour la France, la devise républicaine et, pour Haïti, « Annavan, annavan » (2) ; des cubes blancs permettent de bâtir quelques meubles. Quand ils sont loin l’un de l’autre, en France ou en Haïti, Mathieu et Kendy communiquent par des téléphones représentés par des micros (inactifs, les voix – grâce à Dieu – ne sont pas amplifiées) juchés sur de longues perches. Simplicité de bon aloi qui colle parfaitement avec l’esprit de la pièce.
(1) On le verra dans une scène où le comédien change d’identité pour devenir le père.
(2) « En avant, en avant ». Sachant que la devise officielle d’Haïti est également « Liberté, égalité, fraternité ».