Scènes

« Crime et Châtiment » et quelques considérations sur le spectateur de théâtre

Adapter Crime et Châtiment de Dostoïevski au théâtre : pas facile. Virgil Tanase, cet écrivain d’origine roumaine que l’on connaît par ailleurs pour ses romans, l’a fait et bien fait. Son adaptation qu’il a lui-même mise en scène enchaîne les principales scènes du livre sans aucun temps mort, les protagonistes de la scène suivante étant déjà présents sur le plateau lorsqu’une scène s’achève. Les costumes ont leur importance, s’agissant d’un texte de la fin du XIXème siècle. V. Tanase a demandé à sa costumière habituelle – il n’en est pas en effet à sa première expérience théâtrale – Doïna Levintza, roumaine comme lui, des « costumes d’époque simplifiés », comme cela est de plus en plus fréquent. Idem pour le décor. Le théâtre est fait de conventions et l’expérience prouve que celles-là sont facilement acceptées par le spectateur. Il serait d’ailleurs intéressant d’expliquer précisément pourquoi car cela touche à la nature même du théâtre, ce en quoi il se distingue essentiellement du cinéma (on n’imaginerait pas en effet un « film d’époque » avec des costumes et un décor approximatifs). On nous excusera de ne pas détailler ce point : il y faudrait une thèse, pas une critique.

crime et châtiment

Il n’est pas non plus dans la mission d’un critique de raconter l’histoire. Non pour éviter le ridicule d’expliquer au spectateur une intrigue qu’il est supposé connaître, Crime et Châtiment faisant partie des grands classiques de la littérature mondiale, un de ces livres que tout un chacun se doit d’avoir lu, au moins une fois : nous savons, hélas !, que l’enseignement des « humanités » n’est plus ce qu’il était, que la télévision existe et qu’elle occupe chaque jour nos concitoyens pendant plusieurs heures, des heures qu’ils ne consacrent plus à la lecture. Nous savons encore que l’école, loin de lutter pour contrecarrer l’influence pernicieuse de la télévision et de l’internet, s’est au contraire adaptée, privilégiant les digests et les morceaux choisis afin de ne pas trop déranger les élèves connectés d’aujourd’hui en leur imposant de lire des gros romans de plusieurs centaines de pages. Nous savons tout cela et donc nous sommes en droit de subodorer que nombre de spectateurs de Crime et Châtiment ignorent tout du roman, ou qu’ils n’en connaissent rien avant d’avoir lu le résumé contenu dans le programme du théâtre. À quoi sert donc le théâtre ? Nouvelle fonction : inculquer au public dit « cultivé » les rudiments de la culture qu’il devrait avoir !

Non, la véritable raison pour laquelle le critique doit s’interdire de raconter la pièce n’est pas la crainte du ridicule. Dévoiler l’intrigue c’est priver le spectateur d’une dimension non négligeable de son plaisir, la surprise. Pardon au spectateur pressé de connaître notre avis sur la pièce : une autre digression (justifiée toutefois par ce qui précède). Au fond du fond, le spectateur « naïf » d’aujourd’hui est dans une meilleure situation que le spectateur cultivé (par définition) du XIXème siècle assistant à une représentation du Cid (de Corneille), par exemple. Connaissant parfaitement l’intrigue, ayant appris par cœur des centaines de vers de la pièce, pour lui une surprise éventuelle ne pouvait tenir qu’à l’interprétation, ce qui était beaucoup et peu à la fois, moins en tout cas que pour celui qui a encore tout à découvrir. Pour ne pas déflorer le contenu de la pièce, on dira simplement qu’elle tourne principalement autour d’un (double) meurtre « gratuit » comme chez Gide (Les Faux Monnayeurs), voire chez Fanon (Les Mains parallèles). Parenthèse : Presque tout le monde – dont l’auteur de ces lignes – ignorait que Fanon fût également un auteur de fiction : la publication de ses Inédits vient de nous apprendre qu’il a écrit deux pièces de théâtre, dont l’une, Les Mains parallèles donc, fait intervenir un certain Epithalos qui tue son père Polyxos sans véritable motif, à moins d’admettre que la volonté d’accomplir un « acte vertigineux » soit un motif suffisant pour commettre un assassinat[i].

Sauf pour les criminels les plus endurcis, mettre à mort un être humain n’est pas sans conséquence, pour celui qui tue, même si c’est pour une juste cause, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un acte gratuit, aussi la culpabilité de Raskolnikov est-elle l’un des ressorts de Crime et Châtiment (avec la misère, l’attirance sexuelle, l’ivrognerie, l’amour paternel et maternel, l’amour filial et d’autres encore).

Trêve de méta-discours, venons-en au drame tel qu’il est interprété par V. Tanase et par ses comédiens. L’un de nos collègues et amis critiques y verrait sans nul doute ce qu’il appelle du « bon gros théâtre », une expression dont il n’est pas difficile de deviner le sens : un théâtre de qualité mais qui ne cherche pas l’originalité à tout prix, du théâtre à la papa en quelque sorte. Pour prendre un équivalent dans les arts plastiques, si l’on considère Garouste et Boltanski comme deux pôles opposés, au théâtre Tanase se situerait du côté de Garouste tandis que Castellucci serait du côté de Boltanski… On l’aura compris, ni la construction de la pièce ni sa mise en scène ne révolutionneront notre conception du théâtre. Nous nous laissons docilement porter par une histoire qui commence au point A avec l’exposition du double meurtre et se termine au point Z par l’aveu du coupable. Entretemps, nous aurons fait connaissance avec les neuf personnages de la pièce interprétés par neuf comédiens différents. Neuf comédiens, ce n’est pas si courant aujourd’hui ! Une distribution au demeurant plutôt homogène et qui ne démérite pas. On remarque particulièrement les hommes. En très bien pour commencer, Serge Le Lay, juge d’instruction virevoltant qui mène son coupable par le bout du nez et David Legras également très convaincant dans Arcadi Ivanovitch, l’homme à femmes tourmenté. En moins bien, Thibaut Wacksmann (Raskolnikov) et Dorel Iacobescu (l’ivrogne), pourtant bien dans leurs rôles mais desservis par une diction trop souvent défectueuse.  

En tournée au Théâtre municipal de Fort-de-France du 11 au 14 novembre 2015.

 

 

 

[i] Frantz Fanon, Les Mains parallèles (1949) in Écrits sur l’aliénation et la liberté, textes réunis par, introduits et présentés par Jean Khalfa et Robert Young, Paris, La Découverte, 2015, 678 p.