Cap au pire de Beckett (OFF)
Ce texte qui se présentait à l’origine comme un bref roman et non une pièce de théâtre été publié d’abord en anglais (Worstward Ho, 1983) avant d’être traduite en français par Edith Fournier (1991). C’est un exercice formel qui intéresse avant tout à ce titre-là. Impossible de parler de ce texte sans en donner quelques extraits. Voici ceux choisis par des lecteurs et mis sur Babelio.
Encore dire encore soit dire encore tant mal que pis encore jusqu’à plus mèche encore soit dit plus mèche encore
Pénombre obscure source pas su. Savoir le minimum. Ne rien savoir non. Serait trop beau. Tout au plus le minime minimum. L’imminimisable minime minimum.
Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore.
Lentement ils disparaissent. Tantôt l’un. Tantôt la paire. Tantôt les deux. Lentement réapparaissent. Tantôt l’un. Tantôt la paire. Tantôt les deux. Lentement ? Non. Disparition soudaine. Réapparition soudaine. Tantôt l’un. Tantôt la paire. Tantôt les deux.
On voit le principe : casser la syntaxe ; remplacer une expression connue par une autre qui lui ressemble mais dit tout autre chose (tant bien que mal → tant mal que pis) ; remplacer un superlatif par une expression volontairement maladroite (pire → mieux plus mal) ; créer un mot nouveau (imminimisable) ; repentir (tantôt la paire → tantôt les deux) ; contradiction (lentement → non, disparition soudaine).
Ce texte expérimental est aussi une traduction littérale de la détresse réelle de l’auteur. Chez les lecteurs qui vont jusqu’au bout il produit par ses répétitions incessantes, son caractère circulaire (même si la lecture attentive permet de repérer une certaine progression vers le néant) un effet hypnotique, a fortiori chez un spectateur plongé dans l’obscurité d’une salle de théâtre, tandis que Denis Lavant, pauvrement éclairé par une source lumineuse située sous ses pieds, s’exprime avec lenteur, dans une immobilité parfaite, les bras serrés le long du corps.
Fasciné par le travail de l’acteur, assommé par le texte, on sort de cette performance convaincu qu’on a assisté à quelque chose de rare[i] qu’on gardera longtemps en mémoire.
Racine de Valérie Durin (OFF)
De même qu’il y a un mystère « Molière » (ses meilleures pièces sont-elles de sa plume ?), il y a un mystère Racine en sens inverse : connaît-on toutes ses pièces, ou plus précisément n’a-t-il pas utilisé des prête-noms pour faire jouer des pièces écrites après son élévation au rang d’historiographe de Louis XIV qui le condamnait à une sorte de réserve littéraire ? Deux chercheurs du CNRS, Jean-Pierre Basson et Dominique Labbé, ont utilisé les techniques informatiques pour confronter les pièces signées par Racine (entre 1667 et 1677) à celles de Jean de Lachapelle et Jean-Galbert Campistron, deux auteurs de tragédies à succès pendant les années 1681 à 1695 (né en 1639, Racine est mort en 1699). Ils concluent qu’elles sont bien de la main de Racine ;
Valérie Durin a choisi de raconter cette histoire sous la forme d’un face à face entre Racine et Jeanne Beauval de la Comédie française. Phraate, une pièce « de » Campistron vient d’être interdite et le théâtre fermé. Cette pièce à clef critique en effet la mésalliance de Louis XIV avec Mme de Maintenon (épousée après la mort de la reine). La Beauval demande à Racine d’intervenir pour sauver la troupe. En même temps, elle se doute que Racine se cache derrière les auteurs des tragédies qui triomphent sur la scène depuis son retrait du théâtre ; elle voudrait qu’il lui en fasse l’aveu.
Or Racine n’est pas inaccessible aux charmes de la Beauval (qui fut l’interprète de Phèdre). Il lui demande un rendez-vous par une lettre réduite à deux vers :
Si je dois me résoudre à l’aimer sans espoir
Ménageons-nous au moins le plaisir de la voir.
Deux vers que la comédienne reconnaît immédiatement comme étant de Phraate, ce qui confirme ses soupçons. Racine, naturellement, se défend : il a lu la pièce, il a vu la première à Versailles (tout cela faisant partie de ses nouvelles fonctions à la Cour), qu’il en est retenu un morceau ne signifie rien…
La pièce de Valérie Durin est bien menée, l’ambition de Racine, sa relation avec le roi sont bien décrites, cependant la passion qu’il est censé porter à la Beauval manque de vérité. Peut-être cela tient-il aux interprètes qui semblaient plus à l’aise dans les discussions littéraires que dans les jeux amoureux. Valérie Durin qui a assuré le M.E.S. et joue la Beauval a confié le rôle de Racine à Lionel Muzin. Il faut dire que lors de la représentation à laquelle nous avons assisté le public, bien clairsemé, n’a pas aidé les deux comédiens. Pourtant les aficionados du théâtre classique présents en Avignon pendant le festival devraient être intéressés par cette énigme de l’histoire littéraire.
La Fille de Mars d’après Penthésilée de Heinrich von Kleist (IN)
Les programmateurs du IN affectionnent le romantisme allemand, Hölderlin et cette année Kleist. Il n’est pas certain qu’ils réussissent à convertir le public à leur goût. En tout cas La Fille de Mars ne restera pas dans les annales. Il faut dire que la mise en scène n’y aide pas, qui se réduit pour l’essentiel à des discours interminables des comédiennes figées face au public. A part ça, on remarque vaguement une jeune fille nue qui s’agite aplatie sur la scène dans une demi-pénombre, sans bien comprendre ce qu’elle vient faire à ce moment-là, le texte que l’on entend simultanément dit par une autre comédienne semblant indiquer que la jeune fille nue serait sur le sentier de la guerre, ce qui ne colle pas avec ses contorsions qu’on pourrait croire plutôt érotiques. Car l’héroïne de la pièce de Kleist, Penthésilée, est jouée ici par deux comédiennes, l’une qui raconte, nous dit Jean-François Matignon, le metteur en scène, l’autre « qui revit intensément sa rencontre avec Achille » (Achille, le héros de la guerre de Troie que Penthésilée, fille de la reine des Amazones, tuera dans un combat singulier).
En règle générale, comme il est souvent de mode dans le théâtre contemporain, le plateau est pauvrement éclairé, ce qui n’aide pas à s’intéresser à l’action pour peu qu’on soit placé sur un gradin éloigné de la scène. Les comédiennes profèrent bien le texte et pour autant qu’on puisse en juger sont d’un physique agréable. L’unique comédien, chargé d’incarner Achille, a une élocution plus embarrassée (il est vrai qu’il a très peu à dire…).
Inutile de préciser que les spectateurs n’ont pas tous eu la patience d’aller jusqu’au bout de ce pensum.
[i] Sami Frey a présenté il y a dix ans une lecture de ce texte. Denis Lavant a réalisé l’exploit a priori impossible de l’apprendre par cœur.