« Quand l’eau n’est ni froide ni chaude, il ne faut pas
se demander pourquoi elle n’est pas tiède »
(in Les Phalènes).
Gérard-Félix Tchicaya dit Tchicaya U Tam’si (1931-1988), fut un homme entre deux rives, né au Congo, parti en France à quatorze ans à la suite de son père, Jean-Félix Tchicaya, élu député. S’il ne quittera pratiquement plus la France jusqu’à sa mort (avec néanmoins un entracte notable à Kinshasa, en 1960, lorsqu’il s’engage dans la révolution lumumbiste), cela ne l’empêche pas d’être considéré par les écrivains africains d’aujourd’hui comme l’un de leurs anciens les plus prestigieux. En attendant le théâtre, Jean-Noël Schifano a publié récemment dans sa collection « Continents noirs » deux forts volumes (sans appareil critique), le premier rassemblant la poésie (de Mauvais sang – 1955 à La Veste d’intérieur – 1977), le deuxième reprenant la trilogie romanesque parue au début des années 1980.
Republier aujourd’hui Tchicaya U Tam’si ne revêt pas seulement un intérêt historique en raison de l’influence qu’il a exercée sur les lettres africaines francophones. Sa poésie passe toujours la rampe et sa trilogie apporte un éclairage précieux sur la société congolaise, plus précisément la fraction ayant eu accès à l’instruction, dans les décennies précédant l’indépendance.
Il y a toutes sortes de poésies : savante, courtoise, précieuse, lyrique, épique, militante, rimée ou non, en vers libres ou réguliers. Quels que soient le genre et la forme qu’il retient, on attend du poète qu’il livre quelque chose de lui-même. Ainsi, lorsque Tchicaya U Tam’si commence l’un de ses premiers sonnets (« Le mal ») par cet alexandrin : Ils ont craché sur moi, j’étais encore enfant, est-il impossible de ne pas penser aux souffrances de l’enfant Tchicaya, né avec un pied bot, tôt arraché à sa mère naturelle et déraciné à l’adolescence. L’allusion est encore plus directe ici :
J’habitais un pays de musique
mais ce qui cloche dans ma vie
c’est bien mon pied et non mon cœur (« Noces I »)
Cependant la poésie n’est pas qu’une plainte romantique, elle peut se faire cosmique et sauvage :
une femme attela un charrue au temps
la nuit s’ouvrit hirsute et cannibale (« Équinoxiale »)
L’amour peut être certes mélancolique :
Une chair rendit ma chair triste
Un feu fit mon âme liquide
Un vent voulut mes mains poreuses (« Rapt »)
Mais joyeux aussi bien:
L’homme en contrebande
l’amour telle une épice rare
la joie la nuit un puits
Tout rien tout et rien encore
Se nourrir d’onguents
vaquer parmi les varechs
un fût de rhum dans les oreilles… (« La nuit »)
Ou encore inspirer un mystérieux distique :
Tombe humus bouche
femme à le défendre (« Notes de veille »)
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Les romans réunis dans le deuxième tome suivent les membres d’une même famille sur trois générations. Il y a d’abord Nundu qui a suivi son maître en France avant de retourner dans son Congo natal ; ses enfants nés au pays, Sophie et Prosper ; ceux de Prosper enfin. Les blancs sont très présents dans ces romans dont l’action se déroule au Congo (la future République du Congo). Par la force des choses, les personnages africains se trouvant inévitablement en contact avec les maîtres de ce qui n’est encore qu’une colonie de la France. Les blancs sont alors le modèle à imiter, au risque de perdre son identité. Un personnage interroge à ce propos Prosper, lequel non seulement milite pour l’indépendance mais a un fils en France et une maîtresse française : « Tu sais que tu ne seras jamais un blanc. Pourquoi tous tes efforts te poussent seulement à apprendre sa langue, ses habitudes de vivre et de penser, c’est pour devenir un jour quoi ? son ombre ? »
Peut-on vivre l’adultère sans sentir la culpabilité ? Si la question reste ouverte, il est plus facile, semble-t-il, de se disculper pour le dominé qui séduit la femme du dominant. Telle est en tout cas l’excuse que se trouve Prosper : « Ce que tu prends à un blanc ne l’est qu’à titre de revanche, que ne m’a-t-il déjà pris ? »
Cette citation comme la précédente et les suivantes sont extraites des Phalènes, le troisième tome de la trilogie romanesque. Nous sommes alors en 1956, au moment de la loi-cadre Deferre qui sera un prélude aux indépendances. Militant nationaliste convaincu, Prosper se prend néanmoins parfois à hésiter entre la lutte et la soumission de ses aînés. « Il pense à Pierre Tchiloangou. Il l’entend vitupérer tous ceux de sa génération : ‘C’est tout juste si je ne les entends pas se demander pourquoi leur ombre est plus sombre que celle d’un blanc’ ».
L’époque est compliquée. Les représentants de la France s’allient avec le clergé pour faire triompher l’abbé Calliste Lokou (Fulbert Youlou dans la réalité) contre le Parti Progressiste Congolais (PPC) au sein duquel milite Prosper. Le PPC vient d’être lâché par le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), comme le fut le propre père de l’auteur des Phalènes, auquel Tchicaya U Tam’si rend directement hommage dans son roman (où le député du PCC se nomme également Félix).
C’est encore une période où le tribalisme commence à relever la tête, car les pratiques et les croyances de l’Afrique éternelle sont toujours vivaces, comme celle qui permet qu’un frère et une sœur (Prosper et Sophie) soient indissolublement liés par les liens d’un mariage incestueux dans l’autre monde, dans le Nyhimbi.
À qui veut se plonger, ou se replonger pour les plus anciens, dans l’Afrique d’avant-hier, avant les indépendances, quand il était permis d’espérer la fin de l’humiliation, des injustices et de la répression qui avaient marqué la période coloniale, quand on croyait encore au progrès inéluctable, on ne saurait faire mieux, cependant, que de recommander la lecture des Cancrelats, des Méduses et des Phalènes.
Tchicaya U Tam’si, Œuvres complètes, I, J’étais nu pour le premier baiser de ma mère [poésie] ; Œuvres complètes II, La Trilogie romanesque – Les Cancrelats, Les Méduses, Les Phalènes ; Paris, Gallimard, « Continents noirs », 2013 et 2015, 595 et 959 p.