Les lecteurs de Mondesfrancophones connaissent déjà la revue Francofonia basée à Bologne en Italie[i]. Son numéro 79 entretient une relation inattendue quoique pas illogique avec Mondesfrancophones, puisqu’il contient une recension très complète par J.-P. Madou du dernier ouvrage de son fondateur, Alexandre Leupin, L’Hérésie poétique. Du Moyen Âge à la modernité, ainsi que notre propre compte-rendu d’un numéro de la Nouvelle Revue Française consacré à la poésie.
L’essentiel de ce numéro 79 est cependant une invitation à (re)découvrir Sainte-Beuve (1804-1869). Depuis son enterrement en fanfare par Proust dans le Contre Sainte-Beuve, l’auteur des Causeries du lundi n’a pas très bonne réputation. Rappelons sa position en matière de critique : « Il m’est difficile de juger [une oeuvre] indépendamment de la connaissance de l’homme même […] : tel arbre, tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale ». Dit autrement : « Aller droit à l’auteur sous le masque du livre ». De fait, les trois contributions qui abordent, entre autre, la méthode critique de Sainte-Beuve ne scellent ni ses limites ni l’influence qui peut être encore la sienne aujourd’hui.
Michel Brix conclut ainsi sur ce point : « On est revenu de ses excès, tout au moins à l’université, mais pas du présupposé dont ils dérivaient, qui est plus ancien que Sainte-Beuve et auquel se soumet aussi, ne lui en déplaise, Proust lui-même : l’œuvre littéraire est le lieu où l’auteur de celle-ci se met en scène » (Sainte-Beuve et la critique romantique).
Parmi les huit contributions rassemblées par Romain Jalabert, on remarque en particulier le petit morceau d’histoire politico-littéraire centré sur l’Ecole normale supérieure au début du Second Empire, plus particulièrement la place qui fut réservée à Voltaire dans l’enseignement. Sainte-Beuve eut sa part dans cette histoire, puisqu’il tint à l’Ecole un poste de maître de conférences en littérature française entre 1857 et 1961, Désiré Nisard en étant le directeur. José Luis Diaz, l’auteur de l’article, après avoir rappelé la division des élèves entre les opposants et les partisans du Prince-Président, ainsi que les inflexions du programme de l’Ecole destinées à « neutraliser la philosophie », étudie comment l’enseignement[ii] de Sainte-Beuve a pu présenter, concernant Voltaire, un contrepoint à celui, farouchement réactionnaire, de Nisard. Tandis que ce dernier, « partisan outrancier du Grand siècle », considérait tout ce qui vint après comme une période de décadence et ne voyait dans le sage de Ferney qu’« un pourvoyeur d’œuvres littéraires de divers genres », Sainte-Beuve offrait le tableau bien plus véridique d’un Voltaire « rendu à la multiplicité kaléidoscopique de ses œuvres, ainsi qu’à la multiplicité des points de vue sur lui ». Diaz note pour finir que Sainte-Beuve (devenu sénateur inamovible) s’était élevé courageusement, en 1965, contre la tentative d’écarter des bibliothèques populaires Sand, Proudhon[iii], Renan, Rousseau… et Voltaire, considérés comme autant d’auteurs séditieux (Arouet sous Badinguet. Le « dialogue » Sainte-Beuve – Nisard à l’Ecole Normale).
Afin de ne pas alourdir ce bref compte-rendu, on finira avec la contribution de Romain Benini qui devrait ravir les poètes et amateurs de poésie (L’expérience du vers dans « Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme »). Il traite d’une œuvre de jeunesse de Sainte-Beuve (1829), une sorte de manifeste, mêlant vers et proses, en faveur d’une poésie libérée des règles les plus contraignantes de la versification classique. L’auteur de l’article décortique les procédés pas absolument nouveaux mais déviants que Beuve a voulu illustrer (et défendre).
Métaposition : « Des partis le glaive levé »
Césure mobile : « Mais il [dépose ici / son sceptre] et le repousse »
« Surtout j’aime ces [deux / dernières barcaroles] »
Enjambement : « Jamais tu n’as pu voir de jeune fille [blonde,
Et d’un an plus que toi],[ qui vienne tous les jours
T’attendre innocemment]… »
Variations strophiques : de abab à abba
On est encore bien loin du vers libre mais le chemin n’est-il pas déjà tracé ? Cela étant, il est permis de s’interroger sur l’appréciation finale de R. Benini : « Les innovations métriques, davantage qu’une simple démonstration de nouveauté, sont [dans Joseph Delorme] au cœur de la recherche de sincérité poétique ». Sans vouloir ici mettre en doute la sincérité de Sainte-Beuve (laquelle pourrait s’exprimer de bien d’autres façons qu’en vers), la fabrique du poème (poiesis) n’est-elle pas d’abord un jeu de l’esprit, … qui permet certes – le cas échéant – d’oublier ses chagrins ?
[i] Voir ici le compte-rendu de deux numéros sur l’Afrique :
Deux livraisons de « Francofonia » sur la littérature africaine
[ii] Plutôt par ses écrits que par ses cours, ceux-ci portant principalement sur la littérature du Moyen Âge.
[iii] Faut-il rappeler que fut publié, en 1872, un livre posthume de Sainte-Beuve sur Proudhon (P.-J. Proudhon – sa vie et sa correspondance, 1838-1948), son « dernier coup de collier » (lettre de Sainte-Beuve à Jules Vallès).