À l’occasion de la sortie de L’Homme qui voulait peindre des fresques, son auteur, Michel Herland, s’entretient avec Jacques Brasseul, membre du comité de rédaction de Mondesfrancophones, historien, pour autant fin lettré et familier des poètes français.
JB : Un mot du titre, pour commencer, qui pourrait être celui d’un roman…
MH : Il n’était pas facile de trouver un titre qui résume l’ensemble d’un recueil aussi disparate. Mon éditeur, Olivier Larizza, poète lui-même, a proposé de retenir celui – un peu raccourci – de l’un des poèmes. Il ouvre sur l’une des lectures possibles du livre, celui d’un auteur qui voudrait être poète, qui s’essaye à divers genres sans jamais être certain d’y parvenir vraiment. Je suis d’ailleurs toujours étonné qu’une poétesse, Sonia Elvrieanu, m’ait contacté un jour pour proposer de traduire certains de mes poèmes en roumain (ce qui a donné le recueil bilingue Tropiques suivi de Miserere) puis qu’un éditeur français ait eu envie de publier ce nouveau choix de poèmes. Mon faible pour la versification classique, si éloignée de ce qui se fait aujourd’hui, me fait fatalement craindre d’être totalement ringard.
JB : Nous reviendrons sur tes procédés d’écriture. Je précise quand même tout de suite que tu pratiques aussi le vers libre et que dans tes autres poèmes tu varies les mètres comme les combinaisons de rimes, qu’il t’arrive de tordre quelque peu les règles de la versification classique avec des rejets, enjambements, paronomases et autres procédés des poètes modernes. Mais ce qui frappe d’abord, ne serait-ce qu’en feuilletant le livre, c’est la diversité des sources d’inspiration…
MH : C’est une source supplémentaire de complexes. Les recueils de poésie sont habituellement construits autour d’une thématique, aussi vague soit-elle. Ce n’est pas le cas ici. Il a fallu mettre un peu d’ordre dans les poèmes, d’où cette division en cinq parties qui pourra paraître arbitraire dans certains cas. Cela tient au fait que le recueil rassemble des poèmes écrits à des époques très différentes, inspirés par des circonstances elles-mêmes très différentes. Je ne me comparerai évidemment pas à Apollinaire mais juste pour l’anecdote, quand Alcools – qui regroupe des poèmes écrits sur au moins deux décennies – est paru, Georges Duhamel l’a comparé à « une boutique de brocanteur » !
JB : Est-ce la raison pour laquelle tu as voulu introduire le livre par un « Manifeste poétique », démarche plutôt inhabituelle ?
MH : Et que l’on peut juger prétentieuse, même si le titre exact est « Petit manifeste poétique ». C’est toujours le même complexe : j’éprouve le besoin de me justifier d’employer des procédés que tout le monde ou presque juge ringard de nos jours. Je n’ignore pas que les modes tournent, le figuratif a fait un retour en force, par exemple, face à l’art abstrait, peut-être les poètes reviendront-ils aux vers réguliers… Ce n’est visiblement pas encore d’actualité.
JB : Dans ce manifeste tu sembles faire assez peu cas de la sincérité du poète, préférant insister sur le plaisir lié à la « fabrique » (ποιεῖν, poiein) des vers et tu conclus avec Nietzsche : « tous les poètes mentent ». N’est-ce pas te mettre à dos toute la corporation ?
MH : Le risque est plutôt que ce recueil et son manifeste passent totalement inaperçus dans une production poétique pléthorique ; je n’ai pas les chiffres mais je suis prêt à parier que les poètes sont plus nombreux que les simples lecteurs (1) ! Pour en revenir à ta remarque, je crois simplement que si la sincérité est ordinairement le primum movens, le poète se prend bien vite au jeu de l’écriture et qu’il oublie, se faisant, sa peine ou ses chagrins. L’écriture en général, pas seulement la poésie, fonctionne comme une thérapie : c’est bien connu. Quant au mensonge, oui, bien sûr, regarde les poètes galants qui déclaraient mourir d’amour pour une belle parfois d’ailleurs imaginaire : personne ne les croyait une seconde.
JB : En même temps, je suis frappé en lisant tout le recueil par le réalisme, voire le pessimisme de nombre des poèmes. À côté, je le précise tout de suite, de tous ceux qui respirent la fantaisie. Quand tu écris, par exemple :
Connais-tu cet homme au-delà du désespoir
Qui dort sur un trottoir près de l’entrée du square
On voit le clochard, tu n’as pas besoin de le décrire davantage pour susciter la pitié et l’on ne peut pas imaginer que tu n’es pas sincère.
MH : Bien sûr que je le suis. Je vois comme toi ce tableau misérable mais comment nier le bonheur d’avoir trouvé (troubadour vient de trobar, trouver) cette rime en « oir » à la césure du deuxième vers, la rime qui sera reprise à la fin du troisième vers.
JB : Oui. Te fait-il si peur que tu ne veuilles le voir. Un vers terrible, à mon avis, qui nous confronte au comportement de beaucoup d’entre nous face aux déshérités. Mais revenons, s’il te plaît, sur ces deux versants opposés de ta poésie que je vois bien résumés dans ce titre d’un poème : « Joyeux néant, triste mangrove ».
MH : Je n’y avais pas pensé mais oui. Cela étant le poème lui-même ne conjugue pas les deux aspects. Celui-ci appartient tout entier au registre de la fantaisie, pour reprendre ton mot. « Joyeux néant » est un oxymore qui nous propulse dans un univers fantastique. C’était du moins mon intention en écrivant ce poème. Pour autant qu’il y ait eu une intention quelconque.
JB : C’est à dire ?
MH : Que le résultat final a toujours un sens, fût-il absurde, mais qu’il n’y a pas toujours un sens quand on écrit.
JB : Nous reviendrons plus tard sur tes procédés d’écriture, si tu veux bien. Restons sur tes thématiques. On dirait que tu fuis le lyrisme : pas de description de la nature (à la seule exception de « Florilège »), quasiment pas d’épanchements amoureux, et dans ce cas souvent avec une sorte de second degré. Alors que tes maîtres semblent être les poètes du XIXe siècle qui me sont également si chers, tu n’as pas pris grand-chose de leur romantisme.
MH : Le moins possible, en tout cas. J’ai du mal à croire que ma petite personne puisse intéresser qui que ce soit : l’écriture « de soi à soi », comme disait Céline qui ne l’aimait pas. Bon, il y a quand même le récit véridique d’un accident de voiture et je livre beaucoup de choses dans le long poème consacré à ma mère. Néanmoins c’est la condition des humains en général qui m’intéresse surtout, avec leurs maux hélas si nombreux, à commencer par ceux qu’ils s’infligent à eux-mêmes, les inégalités criantes, l’injustice, les guerres, les violences de toute sorte.
JB : Alors on passe à d’autres choses
On s’achète un bouquet de roses
C’est pourtant sur ce distique que tu achèves le poème « Guerre et pandémie ». Est-ce à dire que nous soyons impuissants ? Dans ce cas à quoi bon dénoncer ?
MH : Le poète est un témoin. Il ne changera pas le monde. Ces deux vers répètent sur un mode ironique l’interpellation concernant le clochard (Te fait-il si peur que tu ne veuilles le voir) : voici les faits, tirez-en les conclusions que vous voulez.
JB : Soit. Je reviens aux deux versants dans ton œuvre et aux styles d’écriture. Ce n’est pas systématique mais je repère une prédilection pour l’alexandrin et la rime dans les poèmes graves, plus de liberté dans les autres, qu’il s’agisse de vers libres ou non.
MH : J’ai fait mes études dans les années cinquante et soixante du siècle dernier. En ces temps lointains nous étions, comme tu sais, « gavé » d’alexandrins, que ce soit dans les tragédies classiques ou chez les grands poètes. Chez Hugo, chez Baudelaire, comme bien d’autres, l’alexandrin domine encore. Ainsi formé (aujourd’hui on dirait déformé), il n’est pas facile de se déprendre. Ce n’est pas une excuse mais que puis-je faire d’autre qu’assumer ?
JB : Disons que tes préoccupations ne sont pas les mêmes que celles de ces grands prédécesseurs, ce qui donne un coup de neuf à tes alexandrins. Tu nous surprends cependant davantage dans les poèmes placés sous le signe de la fantaisie, et pas seulement ceux regroupés dans le chapitre intitulé ainsi. Tu affiches une certaine prédilection pour le sonnet mais ce qui me frappe c’est combien tu peux nous balader à l’intérieur d’un même poème. Je ne prends qu’un exemple, celui intitulé « Équateur » qui commence par deux quatrains consacrés à une belle qui s’étire nonchalamment (premier quatrain) puis qui se retrouve abandonnée au bout d’un rail (second quatrain) et l’on passe brutalement au premier tercet de ce sonnet que je cite en entier :
Humble dans la forêt humide
à quelle autorité soumis
guerrier au sourire timide
Certes, la forêt humide a bien quelque chose d’équatorial mais avoue que ce guerrier humble et timide (un oxymore en soi) débarque comme un cheveu sur la soupe. Et ça ne s’arrange pas vraiment dans le dernier tercet où l’on voit apparaître des lions et leur proie éventrée.
MH : Bon, je ne suis pas le seul à procéder ainsi. Je parlais d’Alcool, le livre qui est sur ma table de chevet en ce moment, dont je ne connaissais que les rengaines. Le long poème intitulé « Le larron » (en alexandrins s’il vous plaît !) part vraiment dans tous les sens (encore une fois, je ne me compare pas). En ce qui me concerne, ces cassures de sens à l’intérieur du poème ne sont nullement préméditées. Dans fantaisie il y a fantasque et fantasme.
JB : Elles confèrent en effet à certains de tes poèmes un côté fantastique, accentué lorsque tu malmènes la syntaxe comme dans le premier quatrain de ce poème « Équateur ».
La dame alanguie s’étire
nonchalamment un éventail
sur l’étang un héron se mire
qui plane l’aigle épouvantail
Le sens est là, malgré tout.
MH : Je te remercie de le souligner. Je suis convaincu qu’on peut faire n’importe quoi avec la langue à condition de rester lisible.
JB : Si l’on finissait cet entretien sur l’érotisme qui surgit parfois, le plus souvent discrètement ? Je n’ai pas vraiment une question. Je voudrais juste m’arrêter sur le premier tercet du sonnet intitulé « Sur son rêve étendu le lac ». La nymphe d’argent aux yeux bleu du premier quatrain et qui avait disparu du second réapparaît alors, Nymphe d’argent lance l’amant, ce qui paraît assez explicite. La suite l’est moins. Cueille trèfle cœur carreau pique incite tout au plus à s’interroger sur ce « cœur » (qui ressemble à une pointe de flèche à l’envers sur les cartes à jouer) et sur ce qui se cache derrière le « carreau » qui est piqué (si on lit le vers dans ce sens). Le troisième vers, Colle bouche mouche l’aimant, évoque quant à lui plus directement un baiser.
MH : Le meilleur érotisme en littérature ne montre rien. C’est du moins mon avis mais c’est un exercice difficile. Quoi qu’il en soit, permets-moi pour finir d’attirer l’attention de ceux qui nous liront sur le premier vers du second tercet, Pourpre son éminence ment. Les cardinaux de la sainte Église ne sont pas les seules éminences à prendre une couleur pourpre…
JB : Je crois en effet qu’il vaut mieux arrêter là cet entretien !
MH : Alors grand merci à toi de m’avoir lu avec autant d’attention et pour toutes tes questions.
L’Homme qui voulait peindre des fresques, Paris, Andersen, 2023, 136 p., 14,90 €.
Michel Herland est le directeur de Mondesfrancophones.
(1) Renseignement pris, selon le ministère de la Culture ils seraient 6 % de Français de plus de 15 ans à lire au moins un ouvrage de poésie dans l’année, à rapprocher des 6 % de Français qui produisent au moins un texte littéraire, dont les 2/3 de poètes.