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Prix des Cinq Continents de la Francophonie : « La Théo des fleuves » de Jean Marc Turine

La Théo des fleuves (Esperluète Editions, Bruxelles, 2017, 224 p., 18 €) de Jean Marc Turine, recompensé par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie en 2018, c’est le troublant récit de Théodora, une survivante rome des camps nazis.  Un roman touchant par son message aussi bien que par la beauté de la langue, la sensibilité et la compassion de l’auteur envers les exclus, les damnés, victimes des idéologies meurtrières et des régimes totalitaires.

Le roman s’appuie sur une ample documentation sur le génocide des juifs et des roms, dénoncé dans le livre Le crime d’être roms, refusé par les éditeurs, présenté en feuilleton radiophonique sur France Culture. Repris en 2016, le texte devient La Théo des fleuves, le troisième roman de l’écrivain belge, après Foudrol (2005) et Lîen Mé Linh (2014).

Jean Marc Turine pénètre dans l’Histoire tragique du XXe siècle, avec les déportations et les camps nazis, perpétrée après la guerre par des conflits armés et de fausses utopies : le communisme à l’Est (avec ses nouveaux camps de travaux forcés), les guerres au Vietnam, en Algérie, en Irak.

L’héroine du roman est Théodora, une belle tsigane d’un campement situé quelque part sur le cours du fleuve Danube, d’une grande beauté d’âme aussi, l’incarnation de l’idéal de dignité humaine dans un monde qui serait débarrassé des discriminations ethniques ou raciales.

L’écrivain raconte son parcours sur la toile des événements tragiques du XXe siècle qui bouleversent son existence. Son calvaire commence à quinze ans (1934) par un mariage malheureux avec un gitan aisé, selon les lois non écrites de son peuple.

Bien qu’élevée dans le fatalisme de sa condition de rome pauvre et marginalisée, la jeune fille refuse l’enfermement dans des coutumes dont elle se sent la victime. Elle aspire à la liberté, à l’amour partagé avec Aladin, l’accordéoniste qui délivre les âmes par la magie de sa musique, à l’étude, à une vie sans haine. Elle est pourtant obligée de se soumettre, de souffrir, d’étouffer l’humiliation et sa révolte.

Après sa répudiation par un mari violent et alcoolique, elle se réfugie auprès de sa mère afin d’élever sa petite fille, tout en essayant de s’instruire, s’exerçant à lire et à écrire, comme Aladin. Elle délivre son âme par l’écriture, en confiant ses pensées et ses sentiments aux pages d’un cahier.

C’est le trésor de Théo, jeté dans les flammes pendant les atrocités commises par les miliciens, suite à un ordre d’éradication des roms, avant l’éclatement de la guerre, sous les yeux effarés de tous les témoins des crimes et des viols atroces qu’ils porteront dans leur mémoire comme le stigmate de la haine et de l’exclusion.

Pendant la Seconde Guerre Mondiale commencent les déportations des juifs et des tsiganes dans les camps nazis. Déportés, Théo, Carmen, sa fille, et Nahum, le petit juif blanc adopté vivent l’enfer des camps de la mort, la bestialité des nazis, mais ils survivent. Euphrasia, la fille rome qui a perdu la raison suite au viol qu’elle a subi avant la guerre, meurt dans le camp, pour avoir voulu se venger contre son agresseur qu’elle reconnaît sous chaque uniforme.

Les événements horribles qui ravagent son existence, les souffrances, les pérégrinations à travers d’autres pays, la cruauté du destin qu’elle ne peut changer malgré sa détermination, tout est évoqué dans les souvenirs de la vieille Théodora, revenue sur les lieux de l’enfance pour mourir parmi les siens. Elle est la survivante de deux camps, nazi et communiste, la porteuse d’un message d’espoir dans un monde sans discriminations.

Elle vivra pour quelques mois la liberté, l’amour, la fraternité à bord du bateau Sâmaveda, dans un groupe restreint de victimes, réunis autour du capitaine Joseph, et qui ont enfin trouvé la liberté sur la mer, chacun avec son histoire.

Le romancier alterne présent et passé, dans une narration hétérodiégétique, aux drames bouleversants et aux séquences d’une indicible beauté érotique et paysagiste. La voix de la vieille Théodora, immobilisée dans un fauteuil, la vue affaiblie, raconte son expérience de vie, complétant ainsi le « livre-corps » de sa mère, qui fait partie lui aussi du livre de la vie des roms.

Théodora assure ainsi la continuité des traditions ; elle témoigne de la haine, de l’exclusion, des souffrances, de l’exil, comme du rêve et de l’espoir. Son récit est un remember du temps tragique, qui pourrait être évité à l’avenir par le changement de mentalité envers les tsiganes.

Chaque homme est un « corps-livre », car le corps porte en lui les drames et les joies de la vie, les rêves et les espérances de chacun. Il se referme sur lui-même, comme celui de la mère de l’héroïne, ou s’ouvre en racontant à d’autres, comme le fait Théo mourant qui évoque ses souvenirs aux jeunes.  C’est un tel héritage que laisse Théodora dans ses récits, auxquels s’ajoutent le cahier abandonné sur le bateau Sâmaveda, les récits d’Aladin, de Nahum, du capitaine Joseph. Ce sont autant de livres, conservés par Tibor pour ses successeurs, qui témoignent d’autant de vies brisées, de la discrimination, de l’exil, de la violence, des horreurs, du pouvoir, de la monstruosité, des errances, de la haine, de la révolte, de la mort, tout autant que de l’amour, de la passion.

Les personnages liés affectivement se cherchent en exil, se retrouvent en situations dramatiques, mais ils se séparent pour suivre leur voie. Ils ne réussissent pas à modifier leur condition d’exclus, mais ils osent au moins en parler. Ils se délivrent de leur peur par l’art et défient tous les oppresseurs comme Aladin par la musique, Nahum par la danse, Asia par le chant, en se produisant sur les lieux des conflits armés, sous des coups de feu. Ou Théo, qui affronte l’agresseur de sa jeunesse, retrouvé après la guerre dans un camp communiste sous le masque d’un homme respectable qui cache son passé, en serviteur zélé du nouveau régime.

La disparition de la peur conduit au défi direct des tortionnaires, parfois à leur réhumanisation. C’est le cas de Nahum, choqué par la mort d’une petite fille innocente tuée par des soldats, un trauma qui lui brise la vie et le jette dans un hôpital psychiatrique pour le reste de sa vie. Il y réussit pourtant à récupérer des bribes de sa mémoire d’enfant traumatisé.

Toute aussi émouvante est l’histoire d’Asia, une petite fille rome, découverte par Nahum aux bouches du Danube, ravagée par le souvenir des horreurs vécues dans un champ nazi. La rencontre de Nahum et son amour délivrera s âme par le chant. Sa voix troublante rejoint la danse magique de Nahum et la musique irréelle de l’accordéon d’Aladin pour raconter ce qu’ils ne peuvent confesser par les mots. Mais lorsque l’âmed’Aladin meurt de douleur à cause du drame de son fils adoptif, il perd le don de la musique qui aurait pu le sauver.

L’écrivain belge parle du destin des tsiganes et par eux des traumatismes, des enfances et des vies brisées, des atrocités commises par ceux qui servaient les régimes politiques ou militaires, de la fatalité de l’origine qui condamne, de la résilience, de l’amour, de la fraternité, du courage de rompre avec les traditions pour suivre chacun sa voie, du rêve et de l’exil. Contre la monstruosité de la raison se dresse le mystère de l’âme, de l’amour, de la lumière, de l’art, le leitmotiv du sacré à côte de celui de la conscience qui interroge : “Pourquoi [tant de haine]?

On ne perd rien de l’ontologie de l’existence, on transmet tout par le récit oral de la tradition ou par l’art qui peut témoigner de la cruauté et de la beauté, du destin.

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NdR : Sonia Elvireanu, l’auteure de cet article, vient de recevoir le Prix « Jacques Viesvil » 2019 de la Société des Poètes Français pour son recueil Le Souffle du Ciel doublement recensé dans Mondesfrancophones. Nous lui adressons nos plus vives félicitations.