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L’art comme action

Au-delà du truisme apparent, L’art comme action, le nouvel ouvrage collectif dirigé par Dominique Berthet soulève bien des questions passionnantes. « Truisme » puisqu’il ne peut y avoir d’art sans action, aussi spontanée (le dripping), minimaliste (les monochromes) ou éphémère (lorsque l’œuvre est anéantie par le feu comme chez Christian Jaccard interrogé par D. Berthet) soit-elle. Au commencement il y a donc le geste de l’artiste, source d’un plaisir (celui de la création) mêlé d’inquiétude (l’artiste se confronte au public, il se « compromet » selon le mot de Richard Conte, p. 37). Dès que l’artiste vise un certain public, il entend exercer sur lui une influence, lui plaire ou lui déplaire, le convaincre éventuellement, ce qui ouvre sur les problématiques de l’engagement. C’est là aussi une forme d’action, esthétique, morale ou politique appelant la ré-action du public. Mais il faut encore compter avec des actions plus physiques que celles de l’artiste occupé à créer dans son atelier (d’autant que nombre d’artistes contemporains se contentent de concevoir et laissent la réalisation à des « art-isans »). Dans les performances l’artiste s’implique entièrement ; son corps devient son principal instrument. Enfin, certains artistes organisent des événements où ils font intervenir – donc agir – des complices. Ainsi Yves Klein enduisait-il ses modèles de peinture avant de les coucher sur une toile pour faire apparaître leur silhouette. La Japonaise Kusama (voir l’article de Dominique Chateau) invite les spectateurs à couvrir ses obliteration rooms de pastilles de couleur. À Cuba, Manuel Mendive (étudié par Marine Potoczny) organisait de véritables cortèges dans les rues de La Havane.

À toutes ces dimensions de l’action en art, il convient d’ajouter que l’artiste est lui-même « agi », comme tout individu, par le milieu dans lequel il vit. Benjamin Sabatier met en évidence les nouveaux rapports de production qui caractérisent certains artistes parmi les plus en vue : « œuvre sérielle, délégation de la fabrication [comme rappelé plus haut], création d’entreprise, prestations de service » (p. 112). À l’opposé, la multiplication des « artistes du dimanche » illustre la créativité des gens ordinaires repérée par Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien (1990).

Si L’Art comme action incite à bien des réflexions, on se penchera sans doute avec un intérêt particulier sur les articles de Lise Brossard et Frédéric Lefrançois qui s’interrogent tous deux quoiqu’en des termes différents sur les frontières de l’art et sur l’engagement. Comment partager ce qui est de l’art de ce qui n’en est pas ? La réponse de F. Lefrançois nous laisse sur notre faim car il renvoie la réponse aux artistes eux-mêmes, aux chercheurs et aux critiques d’art, sans leur donner la moindre piste tangible. Et que doit-on penser de la récupération des œuvres a priori « révolutionnaires » assimilées par les systèmes qu’elles cherchaient à déstabiliser ? Une telle récupération doit-elle vraiment être considérée comme un « risque » (p. 86). Faut-il la condamner ? Si oui au nom de quoi, sachant que l’ambition des artistes mêmes les plus contestataires est ordinairement d’être adoubés par le système mercantile. Lise Brossard aborde ces mêmes questions par le bais particulier de la performance, a priori la quintessence de l’acte engagé puisqu’elle implique la personne de l’artiste. Sauf que réitérer à quelque chose près – que ce soit par le même artiste ou d’autres, dans un cadre souvent « officiel » de surcroît – une performance ne peut pas avoir la même portée. Sans parler des performances comme celle du Viennois Günter Brus organisant à l’avance son interpellation par les forces de l’ordre (ou de nos jours Piotr Pavlenski étudié par D. Berthet). Selon L. Brossard, ce ne serait plus dans de tels cas l’intention, la sincérité de l’artiste qu’il faudrait prendre en compte mais la réaction/implication du public. On le voit, ces deux communications stimulent davantage par leurs questionnements que par les réponses qu’elles apportent.

On ne cherche pas ici à faire le compte rendu exhaustif de l’ouvrage, signalons néanmoins pour finir, en particulier pour les lecteurs antillais, l’article de Steve Gadet sur le krazé gòj, mouvement d’expression et de créativité du freestyle en Martinique.

Dominique Berthet (dir.), L’Art comme action, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique », 2022, 208 p., 23,50 €.