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« La Part intime » de Césaire : un essai d’Alfred Alexandre

Alfred Alexandre, Aimé Césaire – La part intime, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014, 93 p.

 « À preuve les grands fagots de mots qui dans les coins s’écroulent »[i].

Encore un exercice de Césairolâtrie ! pourrait-on craindre en ouvrant ce petit livre consacré au « père » de la « nation » martiniquaise. Heureusement, la signature de l’auteur dont on connaît les qualités de romancier et de dramaturge[ii], tant de forme que de fond, rassure immédiatement. En même temps qu’elle interroge : qu’est-ce qu’un écrivain comme Alfred Alexandre peut bien avoir de nouveau à nous dire sur un Césaire qui a déjà fait l’objet de tant de proses plus ou moins savantes, plus ou moins bien inspirées ?

Il est vrai que le personnage est complexe : (un temps) intellectuel organique du mouvement communiste international mais hostile de facto à toute révolution ; pourfendeur du colonialisme, chantre de la négritude mais acteur majeur de la départementalisation de la Martinique et donc de sa dépendance ; compagnon de route du surréalisme, ami du peintre Wifredo Lam et, en même temps, arapède accroché à son banc de l’Assemblée nationale et à son fauteuil de maire de Fort-de-France ; brillant élève, reçu à l’École Normale Supérieure, mais qui échouera à l’agrégation des lettres, etc., etc. Alexandre, cependant, ne brode pas sur ces multiples facettes de la personnalité de son héros. Il traque le Césaire intime dans ses poèmes, dans les quelques commentaires auxquels il s’est livré à leur propos. Pensons à Proust qui écrivait : « Un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices »[iii]. Cet autre moi, si difficile à cerner, c’est donc lui le moi intime. Césaire en 2005 : « Ce “moi-même”, je ne le connais pas. C’est le poème qui me le révèle et même l’image poétique »[iv]. Et en 1975, dans un autre entretien : « Je ne m’appréhende qu’à travers un mot, qu’à travers le mot »[v]. Que l’on songe ici au récit biblique : c’est bien la capacité de nommer qui définit d’abord l’humanité.

« Avec de la terre, le Seigneur modela toutes les bêtes des champs et tous les oiseaux du ciel, et il les amena vers l’homme pour voir quels noms il leur donnerait. C’étaient des êtres vivants, et l’homme donna un nom à chacun. L’homme donna donc leurs noms à tous les animaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes des champs » (Genèse, 2, 19-20).

De fait, on ne saurait penser sans le truchement des mots, mais chez Proust, chez Césaire, il s’agit de bien autre chose. Que ce soit par un effort conscient de verbalisation ou dans l’élan quasi-spontané de la création poétique, les grands auteurs de la littérature parviennent à extraire d’eux-mêmes une connaissance de ce que l’on appelle, faute de mieux, l’âme humaine, et nous aident ainsi à nous connaître nous-mêmes. Césaire,  au demeurant, lorsqu’il revenait sur sa poésie, en 1975, repoussait énergiquement tout égotisme, déclarant accorder un part prépondérante à ce que l’on pourrait appeler « la part des autres » dans son moi. « Me proférant, je ne me profère pas en tant que moi : je profère les autres ».  Vérité ou propagande du député-maire ? Alexandre se contente de citer sans la questionner l’explication offerte par Césaire : « Je ne peux imaginer, je considèrerai comme un monstre un Martiniquais qui ferait de l’art pour l’art ! Cela signifierait qu’il n’a jamais regardé en face de lui, ou à côté de lui. Il y a une sorte d’intolérance de la situation collective, cela m’engage »[vi]. Une profession de foi qui, quoi qu’il en soit, s’exprime à l’occasion dans le poème : « de quelle taiseuse douleur choisir d’être le tambour ? »[vii] Et nul n’ignore la formule fameuse du Cahier d’un retour au pays natal : « Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. »

Sincère ou pas, Césaire ? Il est bien difficile de trancher une telle question ; tout au plus peut-on avancer qu’il l’était sans doute dans l’immédiat avant-guerre, au moment où, en pleine crise existentielle, il rédigeait le Cahier. Plus tard, la politique devient tellement présente dans sa vie qu’on ne sait plus trop qui parle en lui. Alexandre, pour sa part, évacue la question jusqu’à la toute fin de son essai. Il y répond alors par ce qui pourrait à première vue passer pour une pirouette :

« L’écrivain en représentation, tout comme le “je” qui murmure dans les poèmes, peuvent bien n’être qu’une pure création de l’auteur se jouant de son public : cela ne change rien à l’évidence du texte pris pour lui-même » (p. 89).

Alfred Alexandre

Dont acte. Mieux vaut, en effet, faire abstraction de la personne d’un auteur – plus précisément du personnage public, le seul directement accessible – lorsqu’on plonge dans son œuvre. « Plonger » : expression appropriée à propos de Césaire dont le poème se déploie tel un fleuve impétueux, charriant des mots étranges, qui bouscule et entraîne, avec des cris de suppliciés, des femmes plantes, des hommes stylets, des chevaux ailés, verbe puissant qui se refuse à une interprétation définitive, qui pourtant – Alexandre le souligne à bon droit – ne possède pas moins une (mystérieuse) évidence.

Néanmoins, objectera-t-on, si notre moi « véritable » n’est jamais accessible – pas plus à nous-mêmes qu’aux autres, au demeurant – quel sens cela a-t-il de chercher le Césaire « intime » ? La réponse est dans la citation précédente. Recueil après recueil, les poèmes présentent, à qui sait la voir, une vérité qui n’est peut-être pas tout à fait celle du Césaire « profond » mais qui est en tout cas celle du poète.

Alexandre n’est pas dans une démarche de déchiffrement littéral des poèmes les plus ésotériques du « sage de Fort-de-France ». René Hénane a consacré à cette tâche plusieurs ouvrages indispensables à tous ceux qui veulent bien être emportés par le fleuve césairien, tout en refusant de se laisser submerger par les images souvent opaques chères au poète[viii]. Si Alexandre cherche également des clefs pour entrer dans la poésie de Césaire, c’est la psychologie de l’auteur qui l’intéresse d’abord, approche inusitée qui se révèle ici particulièrement féconde. Qui aura pris connaissance des analyses d’Alexandre ne lira certainement plus Césaire tout à fait de la même manière qu’il le faisait auparavant.

Sans vouloir trop en dire, mentionnons, à titre d’exemple, à propos du Cahier, cette idée qu’il s’agit non seulement « d’un voyage à rebours mais du récit rétrospectif d’un itinéraire intérieur ». Ou encore, et pour finir, le dévoilement d’une « structure générale » des poèmes de Césaire, quasi-dialectique, en trois temps (pas toujours dans le même ordre) : « opacité / descente / remontée à la lumière ». À rapprocher de ce qu’écrivait Suzanne Roussy-Césaire :

« Le vrai poème, qui nous montre l’homme dans la terreur, dans le désespoir et même l’horreur, doit nous saisir hors de ces enfers et nous conduire aux mystérieuses plages de la consolation »[ix].

 

 

[i] Aimé Césaire, « Éboulis », Moi, laminaire. In La Part intime, p. 14.

[ii] Voir ici sa bibliographie : https://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/theatre-martinique-le-patron-dalfred-alexandre/

[iii] Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, cité in Alexandre Leupin, Proust en bref, Genève, Furor, 2015, p. 95.

[iv] Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai – Entretiens avec Françoise Vergès, Paris, Albin Michel, novembre 2005.

[v] Entretien avec Jacqueline Leiner (1975) in Tropiques – 1941-1945, Paris, Jean-Michel Place, 1978. In La Part intime, p. 11.

[vi] In La Part intime, p. 17.

[vii] « Grand sang sans merci », Ferrements. In La Part intime, p. 74.

[viii] Voir en particulier, de René Hénane, Les Jardins d’Aimé Césaire (Paris, L’Harmattan, 2003), Aimé Césaire, le chant blessé – Biologie et poétique et Glossaire d’Aimé Césaire (Paris, Jean-Michel Place, respectivement 1999 et 2004), ainsi que les ouvrages en collaboration consacrés à Moi Laminaire (Paris, L’Harmattan, 2012) et à Ferrements (Paris, Orizons, 2012). Tout récemment, R. Hénane a publié une synthèse ou plutôt une somme de ses travaux dans Aimé Césaire, une poétique (Paris, Orizons, 2018).

[ix] Suzanne Césaire, « Alain et l’esthétique », Tropiques, n° 2, juillet 1941, p. 56.