A la fin du XIIe et au début du XIIIe siècles fleurit en langue d’oc une poésie extrêmement savante à un point tel que les amateurs comme les auteurs de nos vers libres pourraient difficilement l’imaginer. La « fabrique des vers » obéissait à des règles formelles d’une difficulté inouïe auxquelles les poètes d’alors semblaient pourtant se plier sans trop de peine, à voir la longueur de certaines de leurs pièces. Deux publications bilingues, dont l’une très récente, permettent de découvrir des textes devenus aujourd’hui indéchiffrables sinon pour une poignée d’occitanistes. La première présente quelques pièces du troubadour le plus célébré en son temps (même si son nom n’est pas aujourd’hui le plus connu). La seconde, accompagnée d’un CD, restitue le texte d’un spectacle poétique et musical consacré à la Chanson de la croisade albigeoise.
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Arnaut Daniel, actif entre 1180 et 1195, était le contemporain de Bertrand de Born dont le nom est sans doute davantage connu aujourd’hui. C’est pourtant le premier qui était célébré en son temps comme un maître, à preuve ces témoignages (en italien) de Dante :
Fa miglior fabbro des parlar materno
Versi d’amor e prosa di romanzi
C’est dans le Purgatoire au chant XXVI, où Dante fera même intervenir un Arnaut en personne (et en langue d’oc, cette fois) :
Ieu sui Arnaut, que plor et va cantan ;
Cossiros vei la pasada folor,
E voi jausen la joi qu’esper, denan.
(Je suis Arnaut qui pleure et va chantant ; / je vois avec souci ma folie passée / et devant moi la joie dont j’espère jouir)i.
Autre éloge, celui de Pétrarque (in Triumphus Cupidinis) :
Fra tutti il primo, Arnaldo Danielle,
Gran maestro d’amor, ch’ a la sua terra
Ancor fa onor col suo dir strano e bello
« suo dir strano e bello » : sa poésie étrange et belle. De fait, la multiplication des contraintes formelles oblige à des contorsions qui risquent parfois d’affecter le sens… Ainsi Daniel est-il souvent considéré comme l’inventeur de la sextine, genre particulièrement retors. Lo ferm voler qu’el cor m’intra (Ce vœu dur qui dans le cœur m’entre), l’un des trois seuls exemples en ancien occitan, est reprise dans le recueil de Pierre Bec.
La sextine comporte six coblas (strophes) de six vers chacune dont chacun se termine par un mot rime différent qui se retrouvera dans toutes les autres coblas, sans jamais occuper la même place. En l’occurrence, les mots cambra (chambre), arma (âme), oncle, verga (verge), ongla (ongle), intra (entre). Les coblas sont ici capfinidas, ce qui signifie que le dernier mot rime d’une strophe devient le premier de la suivante. Toujours dans cette canso, chaque cobla débute par un octosyllabe qui précède cinq indécasyllabes. Enfin, la « tornade » (verset conclusif et plus bref) de trois vers rassemble tous les mots rimes, ce qui donne ceci :
Arnautz tramet sa chançon d’ongl’ e d’oncle,
A grat de lieis que de sa verg’ a l’arma,
son desirat, cui prètz en cembra intra
(Arnaut envoie sa chanson d’ongle et d’oncle / A celle qui de sa verge a pris l’âme, / Son Désiré, dont le prix en chambre entre)
Daniel avait une prédilection pour les cantos unisonans, les fins des mots rimes étant les mêmes tout au long du poème. Par exemple dans la première pièce du recueil, Chançon do’lh mot son plan e prim (Une chanson aux mots légers), une série de six neuvains qui combine des vers de 8, 4 et 6 syllabes, les sons or, im, a et al se retrouvent dans toutes les coblas, leur ordre changeant toutes les deux strophes (coblas doblas). Dans la deuxième cobla, Arnaut se décrit, au passage, en poète :
Pel bruohl aug lo chant e’l refrim
E per qu’orn non me’n faça crim
Obre e lim
Mots de valor
Ab art d’ Amor
Dont non ai cor que’m tuolha ;
Ans si be’m falh
La sèc a trahl
Ont plus vas mi s’orghuolha
(Sous les branches j’entends les chants / Et pour en avoir nul reproche / J’œuvre et je lime / Des mots subtils / Dans l’art d’Amour / Et ne vœux qu’on m’en sèvre ; / Et s’il me fuit, / je le poursuis / Quand plus il me repousse)
A chaque époque, son esthétique, dira-t-on. Sans doute. N’empêche que la poésie courtoise, avec son extrême sophistication, devrait faire tomber tous les préjugés sur le Moyen-Âge, souvent qualifié à tort de « longue nuit » entre la civilisation gréco-romaine et la Renaissance, et obliger à considérer avec beaucoup d’humilité les accomplissements de notre poésie contemporaine.
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La Chanson de la Croisade albigeoise (tel est le titre qu’on lui a donné après coup, car le manuscrit n’en porte aucun) compte 9582 vers répartis en 214 laisses (ou lais) de longueur inégale. Sans la réduction opérée par Katy Bernard – un livret de moins de 100 pages – ce texte ne risquerait guère d’atteindre les lecteurs du XXIe siècle, même férus de littérature.
On connaît assez bien son histoire : il a eu deux auteurs successifs, le premier, un clerc venu de Navarre, Guillaume de Tudèle, rend compte de la croisade entre 1208 et 1213. Son récit qui s’interrompt brutalement est continué par un « Anonyme » qui le poursuit jusqu’en 1219. Tandis que le personnage central demeure Simon de Montfort, le chef de la croisade, le point de vue à son sujet varie notablement d’un auteur à l’autre. Le premier plutôt favorable à Montfort, bien qu’il ne cache pas, dans sa relation de la prise de Lavaur, l’horreur des massacres commis sous ses ordres. Le second, sans remettre en cause la légitimité de la croisade dénonce l’hubris de Montfort et laisse entendre que sa mort sous les remparts de Toulouse, en juin 1218, fut un signe de la justice divine. Montfort était cependant dans son droit puisqu’il avait reçu du pape Innocent III d’abord les terres des Trencavel après la reddition de Carcassonne, puis, à la suite du concile de Latran (1215), celles des Raymond de Toulouse.
Chaque laisse est bâtie suivant le modèle de la Chanson d’Antioche – laquelle raconte la conquête d’Antioche par les croisés en 1098 – avec des alexandrins à rime unique. A titre d’exemple, on peut citer un passage de la laisse 170. C’est ici Guy, l’un des frères de Montfort, qui le met en garde :
« Bels fraire », ditz en Guis, « eu vos dic veramens
Que Dieus no vol suffrir que vos siatz tenens
Del Castel de Belcaire ni de l’als longamens ;
Qu’el garda e cossira vostre captenenmens ;
Ab sol que sia vostre tot l’avers e l’argens,
Vos sol non avetz cura de la mort de las gens. »
(« Moi, Guy, votre frère, je vous réponds en vérité, / Que Dieu ne veut pas souffrir que vous possédiez / Le château de Beaucaire ni le reste plus longtemps. / Car il regarde et considère votre conduite : / Pourvu que tous les biens et l’argent soient vôtres, / Vous n’avez aucun souci de la mort des gens. »)
Que Dieu ait été derrière sa mort ou pas, Simon de Montfort a bel et bien succombé avant de pouvoir jouir de ses biens et Toulouse a retrouvé ses senhers dreituriers (seigneurs légitimes), les Raymond VI et VII, même si le second dût finalement se soumettre au roi Louis IX (en 1229).
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Ces deux livres (sans oublier le CD accompagnant le second) faciliteront l’accès à une littérature depuis longtemps oubliée, aussi émouvante que précieuse : des trésors à découvrir par tous les amoureux de la poésie, qu’ils soient d’oc ou d’oïl.
Fin’amor et folie du verbe – Arnaut Daniel, Edition bilingue occitan-français, Introduction et traduction de Pierre Bec, Gardonne, Fédérop, 2012, 160 p., 14 .
Le Chant de Montfort – Lo Cant de Montfort, livret de la « lecture spectacle » créée par Katy Bernard, Périgueux et Lyon, Novelum-IEO Perigòrd et Presse fédéraliste, 82 p., accompagné d’un CD, 22 €
iToutes les traductions d’A. Daniel par Pierre Bec.