La Mutine, petite île des tropiques, fait face à une grève générale. Les syndicats soutenus par la majorité de la population réclament une hausse du niveau de vie tandis que les patrons s’inquiètent pour leurs profits. Chaque camp manœuvre afin de se mettre l’État français dans la poche. Pendant ce temps, les indépendantistes avancent leurs pions… Michel, professeur de philosophie venu de Métropole, assiste à ce cirque avec consternation. Lui continue de faire cours tout en coulant des jours heureux avec Belle, une Créole à la sensualité torride, artiste-peintre à ses heures. Face aux tensions sociales qui s’exacerbent, au racisme qui se réveille, l’enseignant prône les vertus de la raison. Mais le destin de l’une de ses élèves, fille de l’un des grands Blancs de l’île, va basculer jusqu’au meurtre… La Mutine est une fresque haute en couleur aux allures de roman policier et aux accents de pamphlet politique. S’inspirant du conflit social qui paralysa la Martinique et la Guadeloupe en 2009, l’auteur, fabrique une fable édifiante sur ces territoires insulaires où la température monte plus facilement qu’ailleurs.
Le roman commence ainsi :
Le repos des guerriers
Une pièce succinctement meublée au rez-de-chaussée d’une maison à un étage, aux Terres-Saint-Ville, le quartier le plus ancien de Port-de-France. Une pauvre maison, jadis habitée par une famille de la petite bourgeoisie de couleur, au temps de la colonie. Puis qui s’est laissée aller, comme ses voisines, quand la population du quartier a changé, les anciens propriétaires ayant déménagé vers de nouveaux quartiers, à la périphérie de la ville, mieux ventilés, avec vue sur mer. L’automobile est responsable de cette fuite, en rendant possible d’habiter plus loin, dans une maison confortable, avec véranda et jardin.
Comme la ville a horreur du vide, les maisons se sont divisées et remplies d’autres habitants, petites gens, gens de boutique (faisant commerce dans la pièce du rez-de-chaussée qui donne sur la rue), travailleurs manuels, domestiques, jeunes ménages désargentés. Avec l’arrivée des premières prostituées le quartier a acquis la mauvaise réputation qui est encore la sienne aujourd’hui.
Justin, dix-sept ans, en paraissant dix de plus, peau très noire, belle musculature qui ne lui a demandé aucun effort, allongé sur le lit, est le maître des lieux. Il deale un peu de crack, suffisamment pour s’affranchir de la tutelle maternelle en sous-louant cette pièce, une ancienne boutique de coiffeur, avec l’eau et les « commodités», dont il a fait sa tanière. Il est heureux. Il n’avait encore jamais connu une soirée comme celle-là, une soirée d’émeute.
L’information, partie d’on ne sait où, avait circulé pendant toute la journée : cette nuit, on casse tout ; on va leur montrer de quoi on est capable, nous aussi. Les vieux croient impressionner les patrons en brandissant des drapeaux rouges et en répétant indéfiniment, comme des moutons, les mêmes slogans contre l’exploitation ; les jeunes ont de meilleurs moyens de faire peur aux patrons. Quels patrons? ils ne savent pas, car ils n’ont jamais travaillé, sinon en francs-tireurs, et beaucoup d’entre eux ne découvriront probablement jamais ce que cela signifie de se lever avant le jour, cinq jours sur sept, pour rejoindre un chantier ou un bureau. Le RMI et un peu de débrouillardise pourvoiront au pain quotidien et même davantage.
La nuit devait être chaude. Justin n’a pas été déçu. Tous les copains cagoulés, les gendarmes en tenue de combat, le gaz lacrymogène, les voitures incendiées : c’était mieux qu’à la télé ! À propos de télé, justement, Justin – avec l’aide de son copain Firmin, lui aussi sur le lit, en train de s’occuper de Claire – ne s’est pas mal débrouillé, à en juger par la Sony flambant neuve qui est posé contre un mur : écran plat à plasma, 110 centimètres de diagonale ! Et il y a encore dans la pièce, depuis cette nuit un deuxième scooter, flambant neuf lui aussi.
Justin se dit que la richesse doit ressembler à ça : en beaucoup plus ! Justin entend Firmin qui s’escrime en soufflant fort et Claire qui gémit doucement. Il l’a déjà baisée tout à l’heure mais il est de nouveau excité. Il pousse un peu Firmin pour dégager la tête de la fille et lui mettre la queue dans la bouche. Claire commence à le sucer incontinent. Ils ont pris du crack, tous les trois, fumé un peu d’herbe. Comment refuserait-elle ? Et de toute façon, elle sait qu’il est le chef. Et de toute façon, elle ne dit jamais non.
Claire, quinze ans, est une très belle fille, la taille fine, les formes épanouies, un visage d’ange, et la peau dorée, la peau «sauvée» qui justifie son prénom. Claire ne sait pas combien elle est superbe. Elle voit le regard lourd des hommes posé sur elle, chargé de désir. Mais parmi les garçons qui ont couché avec elle – elle n’aime pas encore assez l’argent pour aller avec les vieux – aucun ne lui a dit qu’elle était belle. Elle n’a pas tenu le compte de tous ces garçons – elle n’a jamais été bonne en calcul et, de toute manière, elle ne voit pas à quoi ça pourrait lui servir – mais elle ne sait toujours pas ce que c’est que faire vraiment l’amour, pas plus que la tendresse, les fleurs, les sorties, les cadeaux. Elle se résume, pour les jeunes mâles qui lui sautent dessus, aux seins et aux fesses qu’on pétrit, au trou qu’on remplit, à la bouche qui avale.
Firmin, dix-huit ans, bien bâti lui aussi, plus costaud que Justin, en sait encore moins que Claire sur la vie. Il ressemble à un ange. Il ne connaît pas le mal. Hélas, pas le bien non plus ! Firmin ne sait pas vraiment lire ni écrire. Personne ne s’est donné la peine de le lui apprendre. Pas plus «défavorisé» que Justin ou Claire mais moins doué, ou alors des dons que personne n’a su, n’a eu envie de repérer, de cultiver. («On a tous nos soucis, n’est-ce pas? Ces gosses sont seulement notre gagne-pain, ne nous demandez pas l’impossible !»). Firmin est un animal que personne n’a dressé, tantôt gentil, tantôt méchant. On peut le faire marcher facilement, comme Claire, mais pas comme Justin.
[…]Michel Herland, La Mutine, Paris, Andersen, 2018, 296 p., 19,90 €