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Ceux par qui le scandale arrive

Deux livres importants viennent de paraître, Tumulte, du grand écrivain allemand Hans Magnus Enzensberger, et Déchristianisation de la littérature de Richard Millet. Deux auteurs hors-norme qui, dans leur pays et chacun à leur façon, ont provoqué dans l’intelligentsia et particulièrement le monde des lettres, quelque tumulte, c’est le moins qu’on puisse dire. Pour le premier, je rends compte de son livre dans ma chronique habituelle, en fin de numéro [d’ArtPress]. Quant au second, après m’être expliqué sur les raisons de son inattendue présence en ouverture de notre cahier Livres (ses ouvrages furent rarement objet de notre attention), nous lui avons donné la parole pour la simple raison (mais pas la seule) qu’on la lui refusait dans l’ensemble de la presse française, depuis qu’avait éclaté son affaire, « l’affaire Richard Millet », à savoir le scandale provoqué en 2012 par la parution de son essai consacré au tueur de masse, le Norvégien Anders Breivik. L’actualité nous y invite : les derniers attentats islamistes commis dans plusieurs pays occidentaux, en France particulièrement, nous interrogent sur ce que sont les tueurs de masse, les auteurs d’attentats aveugles, comme ceux du Bataclan ou des terrasses de cafés parisiens. Sociologues, psychologues, politiques, philosophes, religieux, éditorialistes, y sont allés de leur interprétation, peu d’écrivains les ont suivis. Deux, Richard Millet, Hans Magnus Enzensberger, notamment, s’y sont risqués, proposant significativement des analyses convergentes. Je devrais y ajouter un troisième, Pier Paolo Pasolini, qui pourrait être appelé à la barre comme témoin de la défense dans le procès qui fut fait à Richard Millet. En 2006, Enzensberger publie le Perdant radical, sous-titré Essai sur les hommes de la terreur. On y lit : « Il est difficile de parler du perdant et sot de le passer sous silence […] Le raté peut se résigner à son sort, la victime peut demander compensation, le vaincu peut toujours se préparer au prochain round. Le perdant radical, en revanche, prend un chemin distinct, il devient invisible, cultive ses obsessions, accumule ses énergies et attend son heure […]. À tout instant, il peut exploser […] Il tire sur tout ce qui bouge. Folie meurtrière, dit-on… ». Évoquant les actions terroristes des islamistes, l’évidence s’impose à Enzensberger qu’il est en présence de perdants radicaux : « même désespoir dû à l’échec, même recherche de boucs émissaires, même perte du sens des réalités, même soif de vengeance ». Le contenu idéologique, politique ou religieux, dès lors, n’est qu’accessoire. L’important, pour le tueur, est de s’en prendre aux « autres » et d’en massacrer le plus grand nombre possible. N’est-ce pas ce qu’a très exactement fait, avec une détermination et un sang-froid effrayants, cet autre perdant radical qu’était Anders Breivik ? Reste que pour avoir idée du terreau politique, idéologique, moral, qui a préparé, nourri l’acte du massacreur de masse norvégien, la (re)lecture de quelques pages des Dernières Paroles d’un impie, de Pasolini, ne serait pas sans profit. Les réponses que fait Pasolini à son interviewer Jean Duflot, qui l’interroge sur les attentats terriblement meurtriers perpétrés par des groupes fascistes à Brescia et Milan, en 1974, tueries qui continueront à ensanglanter l’Italie aux cours des années 1980, auraient pu être reprises en 2012, sans qu’une virgule en fût changée, par Richard Millet. Pour Pasolini, ce nouveau fascisme qui gangrène les démocraties occidentales est « un peu la moyenne des aspirations névrotiques d’une société, dont les extrémistes poseurs de bombes et les “killers“ ne sont que les éléments paroxystiques, les conformistes exemplaires ». Propos qui firent scandale en Italie, comme, quelques années plus tard, ceux de Richard Millet, en France. Les conséquences pour l’un et l’autre ne furent pas tout à fait les mêmes… Jacques Henric