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Compte-rendu : « Migrations et mobilités »

Au cœur des batailles identitaires,  la reconquête de soi

 Patrick Baudry, dir., Migrations et mobilitésMSH, Passac, 2018, 322 pages.

Migrations et mobilités est un ouvrage collectif de 322 pages publié en 2018 sous la direction de Patrick Baudry. Il comprend quatre parties et dix-sept contributions qui s’articulent autour de la problématique centrale de l’identité et de ses enjeux dans un contexte mondial d’extrême mobilité. Suivant une lecture croisée desdites contributions, cet ouvrage présente plusieurs centres d’intérêt pour des chercheurs en anthropologie culturelle et pour toute personne soucieuse de s’outiller pour mieux comprendre et affronter les crises identitaires de notre époque.

  1. L’identité consubstantielle à l’altérité

Nous avons dès le préambule une mise au point de « la question de l’altérité » (PP. 9-23). Patrick Baudry souligne ici la dimension consubstantielle de  l’altérité à l’identité dont il rend parallèlement compte du double caractère ambigu et ambivalent : L’identité se construit au gré des rencontres avec l’altérité et induit  un mouvement — pas nécessairement volontaire — vers cette altérité. Sous toutes ses formes, la mobilité apparaît dès lors comme un trait essentiel de l’identité. C’est ainsi que chez Laure Bedin (287-311) elle s’apparente à un effet boule de neige. Lydie Pearl (PP.201-221) montre pour sa part comment l’altérité s’inscrit pleinement dans l’identité artistique de Marc Chagall. L’insécabilité de l’altérité et de l’identité apparaît également chez Antony Soron (PP. 223-237) lorsqu’il démontre, en parlant de l’écrivaine Kim Thúy qui fut arrachée à son Vietnam natal par les offensives du Têt alors qu’elle n’avait que 10 ans, que «la réussite de l’épreuve ne passe pas exclusivement par la capacité d’adaptation de l’individu [mais qu’] elle tient aussi et surtout au non effacement de la mémoire collective » (P. 235). La contribution de Claire Mestre (PP. 242-251) va plus loin dans la démonstration en soulignant que même mort, l’Autre voit son « absence physique transformée en présence intérieure » (P. 243) chez le sujet. En fait, le « je » s’inscrit toujours dans une « présence mobile » avec lui-même, avec l’ailleurs et avec l’Autre; ce qui ne lui confère qu’une « identité incertaine ». L’identité n’existe donc que dans une tension continuelle avec l’altérité, y compris avec l’altérité animale qui contribue à sa construction (L. Joyeux, PP. 269-286). Cette tension apparaît particulièrement dans une contribution comme celle de Nadine Rouquette (PP. 103-122) qui relève la propension humaine à se projeter dans l’Autre et à vouloir le sculpter comme une prolongation de soi. Une telle tension induit que le sujet est aussi étranger à lui-même qu’il l’est à l’Autre puisqu’il se situe dans un « rapport d’altérité à lui-même. » (P. 17). L’incertitude de l’identité découle ainsi de cette tension continuelle avec l’altérité.

Avec Baudry l’identité n’apparaît en effet que comme une image. En tant que telle, elle n’est qu’une médiation entre « soi » et le « soi-même » dont elle induit une certaine invisibilité, le laissant simplement deviner. En instituant une distance avec son objet réel, l’identité/image invite à une distanciation par rapport à cet objet qu’est « soi-même ». L’identité, comme l’image, est un symbole et sa confusion au réel qu’elle désigne participe de sa « dé-symbolisation totale » (P. 12). Comme l’image, l’identité relève aussi d’une question de regard tributaire à la fois du sujet regardant et du sujet regardé. Le caractère ouvert et dynamique de l’identité est donc incontestable ; ce d’autant plus que la notion d’identité s’inscrit d’ores et déjà dans un rapport d’ambiguïté avec elle-même — renforçant encore plus l’absurdité du discours totalitaire qu’elle génère. Baudry relève à cet effet : « Si pour être moi-même, il me faut coïncider avec moi, alors quel est cet autre moi qui habiterait mon identité ? » (P. 14).Tout ceci fait du sujet « hybride » un sujet particulièrement fécond pour cerner les multiples facettes de la mondialisation caractéristique de notre époque.

  1. La menace permanente d’une assignation identitaire

Mais s’il est admis avec les contributeurs que l’identité n’est pas une donnée fiable et stable, qu’elle n’est non plus enracinée dans un lieu qui la façonnerait à sa guise, il demeure que dans son rapport à l’altérité le sujet est sans cesse sous la menace d’une assignation identitaire. Qu’elle soit physique (migration), culturelle, … la mobilité expose le sujet à une situation de déracinement et de non appartenance, de non-lieu et d’errance ; notamment dans un contexte mondial où un certain totalitarisme identitaire — « identités meurtrières » (Maalouf, 1998) –  l’emporte encore sur l’identité comme donnée plurielle. A ce propos, Marie-Lise (PP. 123-141) relève dans 1Q84 de Haruki Murakami les difficultés d’appartenance caractéristiques de notre époque: « (…) les oscillations ontologiques manifestées dans et par le roman [de Haruki Murakami ] reflètent, explique-t-elle, la position instable des individus d’aujourd’hui, leur difficultés à trouver leur place dans la société, leur aliénation dans un univers de simulacre (…)» (P. 141). Cette impossible appartenance se mue en un refus d’appartenance avec Virginie Brinker (PP. 68-85) dont la contribution met en relief une poétique « de l’entre-deux, voire de l’oscillation » dans les créations artistiques de quelques auteurs d’origine africaine en France.

« C’est dans une situation d’ambiguïté qu’il faut [pourtant] envisager le rapport à [l’identité] et à l’intrigue qu’[elle] génère] » (P. 13). S’il y a un soi auquel le moi se doit d’adhérer pour être lui-même, cela implique que l’identité offre au moi un espace de possibilité imprévisible et non un espace clos. Le discours moderne sur l’identité qui tend à la définir « en termes d’unicité et de perfection » perd donc toute validité face aux faits qui, eux, témoignent de la « porosité » de l’individu « qui ne saurait être identifié à l’image/identité qu’on lui prête ou qu’il voudrait se donner » (P. 14). Aussi les différentes contributions mettent-elles en garde à des degrés variés contre tout renferment identitaire. Il est dangereux de concevoir l’identité comme une image définie et arrêtée de soi, notamment dans un monde régi par des rapports illégitimes de domination, au risque de vivre au « bord de soi », de perdre toute autonomie ; c’est-à-dire toute autorité sur soi, au sens où le soulignent les contributions de Rouquette et de Andron. Cette dernière déclare: « Nos vies nous sont devenues périphériques, nous appartiennent-elles ? Nos vies sont devenues périphériques à notre propre centre intérieur, avec le risque d’une scission identitaire (…) Avec le risque ultime : devenir périphériques à nos vies, à nous-mêmes. » (P. 91). A travers La pluie de Rachid Boudjedra, Peter Kuon (PP. 27-41) rend compte de cette « pression sociale qui pèse sur le corps et la psyché des individus (…) » (P. 40) et les prive de toute autorité sur leurs propres vies. Il montre qu’ « en articulant le traumas et ses causes familiales et sociales, la protagoniste de [La pluie réussit néanmoins à trouver une issue] du labyrinthe identitaire » (P.30) dans lequel le patriarcat de la société algérienne la renferme depuis sa première menstruation. Définie pour elle et sans elle — au lieu d’être le fruit d’une interaction continuelle entre le sujet et l’altérité, l’identité de la femme algérienne se révèle contre elle et entretient des traumatismes qui, dans le cas précis de l’héroïne de La pluie, conduisent à un renfermement sur soi et l’installent dans un rapport conflictuel avec sa féminité. La contribution de Thomas Klinkert (PP.45-163) relève aussi cette tendance impérialiste de l’altérité sur le sujet en montrant comment le « poids de la tradition et de la famille » empêche les protagonistes de Tahar Ben Jelloun et de Die Brücke d’avoir une existence propre. Même si l’article vise surtout à relever que ces récits montrent comment leurs protagonistes parviennent à une construction identitaire tout en « appliqu[ant] les principes de la construction identitaire à leur propre structure » (P. 163), il demeure que cette construction identitaire, les protagonistes  ne l’obtiennent qu’au prix d’un affrontement avec un environnement social qui tend à les priver de ce droit. Soron défend pour sa part qu’en inscrivant son personnage dans « un parcours  initiatique balisé par des lieux » (P. 45) d’une mémoire douloureuse dont les responsables sont aujourd’hui frappés d’amnésie, l’auteur d’Anima tente de ressusciter l’horreur de l’oubli et de mettre les coupables devant leur responsabilité historique. Mais écrire dans l’entre-deux pour ce Libano-québécois c’est aussi assumer par alliance les génocides historiques dont ce se sont rendus coupables/complices ses deux patries. Soron d’en conclure : « L’écrivain Hubert Aquin disait que l’imaginaire était une cicatrice ; l’écrivain polygraphe libano-québécois n’en aura jamais fini de disséquer ses blessures à l’échelle humaine. » (P. 53) Ce qui apparaît ici, c’est la difficulté du sujet à se départir même du poids de son héritage socio-historique dans sa représentation de soi. Tout enfermement identitaire est en définitive privatif d’autonomie et de liberté pour le sujet. Comment donc s’en affranchir ?

  1. Le décentrement ou la vie en lisières 

Les œuvres de l’artiste plasticienne Aline Ribière (PP. 167-180) témoignent d’une poétique de la relation. On note chez elle une constante volonté d’établir des passerelles qui n’est pas fortuite : la transgression des frontières relève du besoin de créativité, donc de la survie de l’artiste. L’enfermement identitaire est fatal pour l’artiste. Identifiant chez quelques auteurs migrants africains une « esthétique du franchissement », Brinker (PP. 69-84) conclut qu’en tant que récepteur de ces œuvres il faut être soi-même affranchi d’un certain conditionnement social et médiatique pour déceler le besoin d’affranchissement que recèle l’« esthétique du franchissement » de ces auteurs. Ainsi, dans le domaine de l’art, le déterminisme social pèserait de son poids nuisible aussi bien sur les artistes que sur la réception de leurs œuvres. L’« esthétique du franchissement » de ces auteurs apparaît dès lors comme une réaction à cette menace d’assignation identitaire mais aussi comme le gage de leur survie artistique. Plus généralement, l’enferment identitaire est fatal à l’être humain car il l’expose à des « traumatismes », à la « folie » voire à du « suicide ». Plus d’une contribution au rang desquelles celle de Kuon soulignent bien cet aspect.

Mais l’existence dans l’entre-deux, délibérée ou non, n’est non plus exempt de tout inconfort. Le drame c’est que, comme le souligne si bien Andron, « personne ne reste à la fois dehors et dedans, personne ne tient longtemps en lisière » (P. 90). Même si le décentrement, selon la contribution de Sandrine Bazile (PP. 55-67) sur les ateliers d’écriture mixtes et celle de Claire Mestre sur le suivi clinique des « populations migrantes et étrangères » (P. 241), est susceptible de favoriser la compréhension de l’Autre et de soi — puisqu’il permet de relativiser ses propres références —, dans un contexte mondial prédominé par la conception d’une identité singulière le décentrement risque davantage d’aboutir à l’exclusion sociale. Les sujets hybrides évoluent ainsi dans un entre-deux qui — plutôt que de narrer leur appartenance multiple — signifie non appartenance ou non-lieu ; avec son cortège de tourments. En effet, la vie dans l’entre-deux génère inéluctablement un inconfort psychosocial puisqu’il va de pair avec une impossible appartenance et un sentiment d’insécurité affective : le migrant se trouve rejeté de part et d’autre comme étranger, traité comme un apatride alors même qu’il a deux patries. Klinkert fait observer que le sujet migrant se retrouve « déchiré entre les exigences [de ses] deux cultures, si bien qu’il a du mal à définir son identité sociale » (P.150). En effet, l’impression de décalage éprouvée en terre d’origine se combine très souvent avec l’ostracisme ou le sentiment d’hostilité de la terre d’accueil pour générer chez lui un certain inconfort social qui affecte sa vie psychique. Ce processus semble commun à tous les décentrés : géographique, culturel, sexuel… Le fait est que « les lisières » constituent un espace d’inconfort qui contraint le sujet — obligé tout le temps à se mentir à soi-même — à un questionnement permanent sur soi, à un sentiment d’étrangeté au monde et l’exposent par ces faits à une crise intérieure. (P.95)

  1. Refuge dans un tiers-espace fictif ou tentative de reconquête de soi

C’est alors que la pratique des réseaux sociaux ou des arts intervient comme ultimes espace de liberté du moi pluriel. Mauvoisin (PP. 253-266) montre à ce propos comment la plate-forme virtuelle Grindr, à partir des « téléphones intelligents », constitue un espace virtuel où les membres de la communauté gays peuvent se mouvoir et faire des rencontres en temps réel et en toute liberté. De même, la plupart des contributions semblent unanimes sur la représentation de l’art comme lieu de « renaissance » et d’expression des libertés identitaires étouffées/refoulées par/dans le monde réel. L’art apparaît sous leurs plumes comme un tiers-lieu paradisiaque pour le sujet en mal de liberté identitaire dans le monde réel. Pour Thomas Klinkert par exemple, « c’est à travers  […] l’activité poétique que [l’héroïne de Les yeux baissés  de Tahar Ben Jelloun, immigré en France,] cherche à se forger un moule identitaire » (P. 152). Dans un monde qui le condamne sans cesse à « vivre aux frontière de soi », les lisières s’offrent ainsi comme la voie royale vers l’imaginaire et l’imagination de l’écrivain car dans un contexte pareil l’écriture, la fiction devient la clé du salut — assimilable à un talking cure —, un moyen de quitter les frontières inconfortables de soi pour réaliser « l’unité du moi » et assumer pleinement son identité multiple. D’ailleurs, avec le Narcissisme globalisé des réseaux sociaux on assisterait selon Henri- Pierre Jeudy (313-322) à un dédoublement voire à une tentative de mise à mort du monde réel.

Alors que Patrick Baudry soulignait à l’entame de ce livre que son enjeu majeur était de « penser ces situations d’entre-deux, ces mondes intermédiaires » (P. 10) qui caractérisent notre époque, les différentes contributions semblent nous expliquer que la bataille capitale à l’intérieur de ces « mondes intermédiaires » est celle de la reconquête de soi en proie à un totalitarisme identitaire exercé par les mondes considérés comme référentiels et que l’écriture, l’art en général y intervient comme l’une des armes les mieux exploitées. On peut peut-être regretter l’absence d’une réflexion sur les mobilités climatiques et l’urgence, qui en découle, d’une redéfinition du sujet dans ses rapports à la nature. Mais aucune étude n’a jamais prétendu à l’exhaustivité. Celle-ci non plus.