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On peut tout dire: Guy Debord, “Enregistrements magnétiques” (1952-1961)

Correspondance, Volume « 0 » (1951-1957)

On parle de fossé entre les générations. À entendre aujourd’hui les « jeunes » hurlant dans la rue « Nos retraites !», et à écouter les enregistrements réalisés par le « jeune » Guy Debord, dès l’année 1952, on se dit que ce n’est pas de fossé qu’il s’agit mais d’abîme. Ceux qui, entrés dans la vie l’insulte à la bouche, vont créer autour de Debord l’Internationale situationniste, n’ont pas alors pour revendication « Travaillons moins longtemps ! », mais le radical, le révolutionnaire, l’utopique mot d’ordre : « Ne travaillez jamais ! ». Ils ne prennent pas pour cibles de pâlots politiciens, ils se choisissent des adversaires à leur mesure : Sartre (« bouffon »), Malraux (« idiot»), Chaplin (« vieillard sinistre et intéressé »), le Corbusier (« barbouilleur néo-cubiste »), le «  Mauriac («pourriture »), et ceux dont ils furent proches un moment, leurs « pères » qu’une révolte œdipienne expédie sans remords dans les poubelles de l’histoire littéraire et artistique, le lettriste soul (« minable »), Breton (« indicateur »), comme leurs descendants dégénérés, ces imposteurs de la « génération perdue qui s’est manifestée entre la dernière guerre et aujourd’hui », dadaïstes et surréalistes attardés. Le jeune Debord et ses camarades ne font pas dans la dentelle quand ils passent à l’offensive : « cons »,  « ordures », « charognes », « racaille »… Les allusions au physique des gens sont fréquentes, surtout quand leurs cibles sont des femmes, et pas évité le recours à des insultes à caractère sexuel. Une telle rhétorique a ses traditions, chez les pamphlétaires de la droite catholique comme Léon Bloy, qui n’est bien entendu pas une référence de Debord, aussi chez les dadaïstes et les surréalistes dont cette nouvelle génération a sucé les mamelles. On lit dans le Manifeste pour l’Internationale lettriste rédigé en février 1953 : « Nous refusons la discussion. Les rapports humains doivent avoir la passion pour fondement, sinon la terreur ». Idéologie des avant-gardes : on ne  construit bien que sur les ruines, sauf que Debord est un jeune homme très cultivé, et que sa stratégie, contrairement aux apparences, n’obéit pas à des mouvements d’humeur, à une volonté de table rase, mais à un rigoureux calcul dont on comprendra peu à peu, à lire ses écrits ultérieurs, la logique et les buts. Il est à noter que s’il dézingue, dans un geste à la Ducasse, ceux qu’il considère comme devenus les grandes têtes molles de son temps, il pratique avec art les exercices d’admiration, et les moins convenus qui soient. La négation de la négation (critique de Dada) a d’heureux effets. N’est-il pas surprenant que ce penseur révolutionnaire, cet apologiste de la terreur, soit un passionné du Grand siècle de Louis XIV, de ses écrivains, et particulièrement du mouvement « précieux », « si longtemps, écrit-il, dissimulé par les mensonges scolaires sur le 17ème siècle ». On sait ce que son écriture, à Debord,  devra à la grande prose classique française, bien plus qu’à la littérature avant-gardiste de son époque.

Ce que le volume « 0 » de sa Correspondance et les cinq enregistrements magnétiques réalisés par lui à peu près au cours des mêmes années  — des prémisses de l’Internationale lettriste en 1952 à la fin de la première époque de l’Internationale situationniste en 1961 —  nous apprennent, ce n’est pas, en dépit des apparences, ce qu’est l’enfance d’un chef (il domine sur tous les plans ses camarades de cent coudées), mais comment on devient un grand solitaire dont la pensée va marquer les temps à venir. Sa méthode ? Non pas faire groupe, ou du moins le faire provisoirement, pour assurer la survie de celui-ci quand la pression sociale, politique, idéologique, artistique, est trop forte et menace d’asphyxie les singularités fortes, puis vite dégager. Non pas manifester dans la rue en braillant des slogans de jeunes morts-vivants, mais vivre le plus intensément possible le présent, en sachant, d’un savoir que Debord  était probablement le seul à posséder (son existence future et son œuvre littéraire en apporteront la preuve), que toutes les utopies annoncées à grands fracas de slogans révolutionnaires (et Dieu sait si les situationnistes ont pu s’y ébattre avec une crédulité confondante !), finiraient dans le l’immense décharge des illusions perdues. La fin de vie de Debord, son alcoolisme, son suicide, en disent assez sur les impasses de son siècle vécues par lui. Leur affaire, à ces jeunes brillants trublions, c’était moins de faire groupe et école que de se choisir une manière de vivre. Pas de sages manifs dans les rues, mais la drogue, les « cuites », les femmes, les voyages, la « dérive ». Les mots qui reviennent dans les premiers écrits de Debord ? : « transitoire », « provisoire ». « Nos situations seront sans avenir, seront des lieux de passage. L’idée d’éternité est la plus grossière qu’un homme puisse concevoir à propos de ses actes ». Il ne s’agit pas « d’expliquer la vie, mais de l’élargir ». Debord, ce précoce meneur d’hommes, sait d’entrée que son aventure ne pourra être que solitaire.

Il y a ses textes, dont le remarquable Message de l’Internationale situationniste qui annonce les futurs grands écrits, et il y a aussi la voix, cette voix si surprenante que donnent à entendre deux CD. Belle voix, beau timbre, une élocution un rien solennelle, dans la tradition de celles des poètes, celles de Breton, d’Eluard, l’emphase en moins. Une voix qui dit avec une douce mesure l’intensité démesurée, violente du vécu.