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Voir comment le monde nous touche: Œuvres de Maurice Merleau-Ponty

Près de deux mille pages. Tous les grands textes de Merleau-Ponty sont là. Humanisme et terreur, les Aventures de la dialectique, Phénoménologie de la perception, le Visible et l’invisible, la Prose du monde, ainsi que les articles extraits des recueils Sens et non-sens, Signes …, tous préfacés par le meilleur commentateur de l’œuvre de Merleau-Ponty, Claude Lefort.

Les essais qui ouvrent le volume Quarto vont des années de l’immédiate après-guerre (la Guerre a eu lieu paraît dans les Temps modernes en octobre 1945) jusqu’au milieu des années cinquante en gros jusqu’à la rupture de Merleau-Ponty avec Sartre, en 1953, (les Aventures de la dialectique datent de 1953-1954 ; les Propos  sur la déstalinisation, de 1956, année de la Révolution hongroise). Il s’agit de textes où, pour l’essentiel, est débattue la nature des liens de la philosophie à la politique. On sait quelle fascination le communisme a exercé sur les intellectuels occidentaux, d’abord entre les deux guerres et plus encore après la victoire de l’Union soviétique  sur l’Allemagne nazie. Il est intéressant aujourd’hui, avec le recul, après l’effondrement d’à peu près tous régimes totalitaires d’inspiration marxiste, de suivre la façon dont, peu à peu, écrivains, philosophes, artistes, se sont désintoxiqués de cette drogue dure qu’ont été les idéologies progressistes de l’évolution de l’homme, les croyances en des lendemains qui n’allaient pas cesser de chanter. Beaucoup de ma génération, bien après celles des Romain Rolland, Gide, Merleau-Ponty, Sartre, Aragon, Brecht, Picasso, sans en avoir tiré des leçons, savent de quoi je parle. Quand, comment, selon quelle modalité et temporalité, chacun de ces grands noms de la philosophie, de la littérature et de l’art, ont acquis une pleine conscience du caractère criminel des régimes politiques qui avaient eu leur faveur ? Quels événements politiques ont joué un rôle déterminant pour que, militants communistes et intellectuels « progressistes » (Claude Lefort rappelle l’aveuglement de la gauche française, incapable de considérer que les pays de l’Est, sous domination soviétique, étaient occupés par une puissance « impérialiste ou conquérante ») comprennent comment un « humanisme » pouvait par perversions successives donner naissance à un régime de  « terreur ». Ont-ils rompu brutalement et définitivement avec l’idéologie communiste, ou par étapes, et, comme Sartre, avec des remords et des retours culpabilisés, ou selon le mouvement plus lent, plus assuré, d’une réflexion en profondeur ? C’est ce dernier type d’évolution, de maturation d’une pensée, qu’on peut suivre dans les textes politiques de Merleau-Ponty, comme Foi et bonne foi, Marxisme et philosophie, l’URSS et les camps, Sur la déstalinisation, Sartre et l’ultra-bolchevisme… Ce sont les confrontations avec les intellectuels communistes, avec les positions de Koestler, le long débat avec Sartre, et surtout l’insurrection hongroise et la découverte du Goulag, qui amèneront Merleau-Ponty à enfin reconnaître  que le stalinisme était au cœur de « l’essence socialiste » des régimes communistes.

Que de temps perdu, serait-on tenté de dire aujourd’hui en pensant à l’énergie dépensée par ces grands intellectuels de l’après-guerre, à théoriser la révolution, à réfléchir sur le sens de l’histoire, et à souvent être contraint de polémiquer avec de médiocres idéologues, des journalistes et des politiciens de bas niveau, quand les attendait l’écriture de grands textes philosophiques qui allaient constituer la partie la plus importante de leur œuvre. Ainsi, de Merleau-Ponty, les essais concernant Husserl, la phénoménologie de la perception, les réflexions sur le langage et la peinture. L’auteur de la Prose du monde n’est pas seulement un profond philosophe, il est aussi un grand écrivain. Qu’on relise ses lignes extraites du texte Le fantôme d’un langage pur : « Il (l’écrivain) sait seulement que celui qui parle ou qui écrit est d’abord muet, tendu vers ce qu’il veut signifier, vers ce qu’il va dire, et que soudain le flot des mots vient au secours de ce silence et en donne un équivalent si juste, si capable de rendre à l’écrivain lui-même sa pensée quand il l’aura oublié, qu’il faut croire qu’elle était déjà parlée dans l’envers du monde ». Quelle puissance énigmatique lie le silence, le langage, la pensée, notamment quand celle-ci se manifeste dans le langage le plus muet qui soit : la peinture. Rappelons ce mot de Poussin : « La peinture, c’est de la pensée qu’on peut voir ». L’essai de Merleau-Ponty, le Doute de Cézanne, sans doute le plus beau texte qui ait été écrit sur le peintre, interroge précisément les liens entre les « sens » et « l’intelligence », la « vision » et la « pensée », mais aussi « l’âme et le corps », une vie vécue et l’œuvre. On sait comment fut reçue la peinture de Cézanne, de son vivant : œuvre d’un « génie avorté » (Zola), production d’un « malade », « peinture de vidangeur saoul ». La « canaille » de l’époque (Cézanne, comme Nietzsche, affectionnait ce qualificatif), pouvait-elle supporter que celui qui déclarait « C’est effrayant la vie », que ce « fou » « à l’œil dilaté » qui ne voulait pas s’interrompre de peindre l’après-midi où sa mère mourait, révélât « le fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe » ? Comment pouvaient-ils comprendre, ces critiques analphabètes, que ce n’était le peintre qui pensait le paysage qu’il peignait, mais que c’était le paysage lui-même qui pensait en lui ? S’il était une idée qui était étrangère à Cézanne, c’était bien celle (qui pèse toujours son poids de plomb aujourd’hui) de « culture ». « L’artiste, écrit Merleau-Ponty, (…), parle comme le premier homme a parlé et peint comme si l’on n’avait jamais peint ». Si ce n’était pas le peintre qui dans sa peinture pensait le monde, mais le monde qui pensait en lui, ce ne fut pas plus la vie de Cézanne qui expliquait son œuvre, mais, selon Merleau-Ponty qui inverse le rapport vie/œuvre, c’était l’œuvre qui a exigé une telle vie.

Solitude de Cézanne. Aucune aide des humains de son temps. Effrayante la vie. Que faire ? Tout simplement se tourner « vers l’intelligence du Pater Omnipotens », comme il le dit à Émile Bernard, et continuer à « peindre comme une brute ».