“Monarchiste par raison” et “bourbonien par l’honneur,” Chateaubriand est au premier abord à mille lieues de nos préoccupations du 21ème siècle : au mieux admirable comme fondateur du romantisme littéraire avec René, au pire il s’agit surtout l’auteur des Mémoires d’Outre-Tombe qu’il serait facile de juger comme la longue complainte d’un homme déçu par ses contemporains. D’ailleurs, lors de leur publication, ce seront d’abord les nombreuses pages sur Napoléon pouvant presque constituer un livre à part qui assureront leur succès auprès d’un public déçu par Louis-Philippe et nostalgique de la grandeur de l’Empire.
Le lecteur d’aujourd’hui sera surtout séduit par les qualités littéraires de l’ouvrage, quoique de ce point de vue, Le génie du christianisme soit peut-être une meilleure fontaine où s’abreuver du style de Chateaubriand. Mais difficile d’en dire autant pour les idées : l’auteur royaliste semble à rebours du sens de l’Histoire.
A bien des égards pourtant, les Mémoires d’Outre-Tombe résonnent encore avec l’actualité :
Le défenseur de la liberté de la presse
Personnage ambivalent, Chateaubriand était à la fois royaliste convaincu et un fervent défenseur de la liberté de la presse. A l’heure de la Révolution Française et de ce qui est considéré par lui comme des crimes odieux, difficile de croire que l’auteur plus royaliste que les rois Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ait incarné en son temps la liberté de la presse.
La thématique traverse pourtant de part en part les Mémoires d’Outre-Tombe, en particulier dans sa critique de l’état policier napoléonien du livre 22 et dans les passages sur la Révolution de Juillet 1830 du Livre 32. Ardent défenseur de la Charte Constitutionnelle du 4 juin 1814 garantissant entre autres la liberté de presse et d’expression, et plus généralement défenseur de la constitution anglaise, Chateaubriand n’a de cesse de l’opposer à l’autoritarisme de Napoléon et de la fin de règne de Charles X. Il n’hésita pas lui-même à fonder son journal le Conservateur plaidant pour une alternative entre l’ultra-royalisme et l’ultra-libéralisme.
L’homme d’un siècle tourmenté
Peu d’autobiographies couvrent 4 monarchies, 1 empire et 2 révolutions. C’est durant ce 19ème siècle torturé que la France tentera d’aboutir à un régime politique qui puisse tout à la fois assurer les libertés individuelles, tenir compte des profondes mutations économiques et sociales induites par la révolution industrielle, et fonder la légitimité sur autre chose que du droit divin.
Chateaubriand nous emporte au sein des différents tourments qui ont agité cette période, depuis la chute de Louis XVI à la fin de règne de Louis-Philippe, avec le point de vue qui est le sien : celui d’un royaliste cherchant à concilier la monarchie avec ses idées libérales. Sa vie ne lui aura pas donné l’occasion de voir à l’œuvre cet équilibre dont-il rêvait, de sorte que l’exil sera son lot et, lucide, il comprendra au fil du temps qu’il ne se réalisera jamais.
L’amertume de l’émigration
A l’heure de la crise des migrants, les pages des Mémoires sur le désarroi intérieur de l’exilé devant fuir sa patrie auront une résonance particulière. Naturellement, la comparaison s’arrête à la fuite d’un pays en proie à la guerre et au déchirement ; pour sa part, Chateaubriand s’exilera d’abord une première fois pour prendre les armes auprès des Princes européens contre les armées de la République, puis face à des gouvernements ne partageant pas, peu s’en faut, ses convictions. Sa volonté d’exil était peut-être plus pathologique, émotionnelle, que purement raisonnée. Nietzsche aurait pu dire de lui qu’il compte parmi ceux qui se complaisent dans la souffrance.
Néanmoins, certains des malheurs de l’émigration ont été réellement connus de lui. Par exemple, dans ce passage des Mémoires où il raconte la misère de sa condition de traducteur à Londres avec son ami Hingant, qui tranche avec la débauche de certains membres de la haute noblesse passant leurs journées en festins, luxure et jeux de hasard dans l’espoir insensé qu’à leur proche retour d’exil tout redeviendrait comme avant :
“Hingant voyait aussi s’amoindrir son trésor ; entre nous deux, nous ne possédions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d’un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu’un demi−schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre.[…] La faim me dévorait ; j’étais brûlant ; le sommeil m’avait fui ; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l’eau ; je mâchais de l’herbe et du papier.”
De même, la bassesse des “passeurs” d’alors ne manque pas d’être soulignée : “Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au−delà de la frontière. L’émigration avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monarchique était encore puissant, la question non décidée ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l’évènement.”
Pour Chateaubriand, l’émigration aura toutefois eu un bénéfice du point de vue littéraire, à savoir le romantisme : “C’est madame de Staël, c’est Benjamin Constant, c’est Lemercier, c’est Bonald, c’est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le dix−neuvième siècle se vante, lui est arrivé de l’émigration et de l’exil”. Parce que ce courant valorise l’exacerbation des sentiments, l’amertume de la fuite hors de son pays a pu inspirer des émotions profondes à ces auteurs qui ont su les retranscrire d’une manière ou d’une autre dans leurs œuvres.
Références bibliographiques :
• François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Tome I, La Pléïade, 1947
• François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Tome II, La Pléïade, 1950
• Pierre Kerviler, Essai d’une Bibliographie de Chateaubriand et sa Famille, Vannes, 1896
• Jean-Claude Berchet, Château, 10 et Briand Mémorialiste, Librairie Droz, 2000