Longiligne, racé, le pas silencieux, la démarche souple d’un félin, toujours de noir vêtu : un puma, Ernest Breleur. Derrière les verres cerclés de ses lunettes, un regard indifférent, parfois hautain, assoupi, voire glacial ou portant ailleurs… et tout à coup de sous la paupière, un éclair acéré, un sourire fulgurant avant de s’éteindre semble-t-il, pour s’éveiller, transpercer et saisir à nouveau, le secret des choses.
Une carapace qui se dévoile chaleureuse, ainsi s’offre son œuvre aux chanceux qui ont pu voir ses rares expositions ou visiter son atelier : de grands formats généreusement colorés, où s’équilibrent autour du sujet central, brutal, des objets de lumière et d’apaisement, nécessaires. Ce sont des roses de porcelaine qui stylisent des pierres tombales ou des collages, fenêtres découpées dans des cartes routières telles les barques égyptiennes guidant les âmes au royaume des morts… Elles ne se donnent pas immédiatement.
Je parle, pour l’heure, car Ernest Breleur est un serial killer, de sa Série des Christ, et non pas d’un de ses tableaux en particulier, ils n’ont pas de titre, ils sont peints à deux moments de la vie de l’artiste. La Série dans son ensemble (donc incluant pour moi le prélude que sont les Mythologies de la Lune) constitue en elle-même une œuvre, parfaite, que chacun se construit dans son imaginaire. Comme une tomographie ou un scanner qui après avoir découpé en fines lamelles un organe le présente en trois dimensions à l’œil du médecin. Ernest Breleur aime les radiographies. Et s’il présente avec une telle succession ses Christ, c’est qu’il examine une à une toutes les possibilités de cette figure. Or avant même que ne soit reconstituée en volume l’image parfaite, chacun de ces tableaux-lamelles doivent être eux-mêmes analysés, strate par strate, couche après couche : ce qui construit le fond du tableau n’est pas simple décorum mais élément constitutif d’une vérité.
L’œil du médecin traque la tumeur, mais que cherche Ernest Breleur ?
Dans son long chemin de croix initié dès Les Mythologies de la Lune, il n’a de cesse de s’interroger. Déjà les larges coups de pinceaux maltraitant le corps Du Supplicié, déjà la décapitation. Déjà le sombre questionnement (avec, cependant, une lune promesse d’espoir ?). Déjà on perçoit que ce qui est représenté est moins la chair tuméfiée que le geste, la frappe du bourreau : c’est à dire l’invisible, l’indicible, ce qui est en creux, ce qui a été, ce qui n’est plus et… la meurtrissure qui nous en reste est ainsi distanciée. L’émotion existe pour autant, car sans elle il n’y a pas d’œuvre, mais, sobre, minimalisée, elle ne pollue pas la lecture de l’oeuvre.
Dans la Série des Christ, des années 90, la Question, poussée à son paroxysme moyenâgeux de Torture, ne représente plus qu’un corps démembré : les moignons peu à peu réduits se transforment en un seul, qui saigne, sans signe, sans croix, un sexe, un vit… Car ce que révèle finalement cette quête de la mort, c’est la quête de la vie !
Une série de tableaux apparemment répétitifs, inertes, uniques mais qui sont la variation non pas d’un même mais la dynamique d’une recherche douloureuse menant à la découverte de l’Essentiel.
Qui la motive ? Quel est son objet ? De quelle quête s’agit-il ?
Du divin ?
Du Beau, du Sublime plutôt. Car cette quête plus philosophique que religieuse a convaincu Ernest Breleur que seul l’œuvre artistique peut affranchir de la mort. Seul l’art peut apaiser la douleur d’être inscrit dans le Temps.
Mais plus encore peut-être, du haut de la sagesse de ses 70 ans, il semble (à voir l’explosion de couleurs et de joie de ses recherches actuelles, tant il prend plaisir à assembler ses œuvres aériennes, combinaisons de colifichets féminins), il semble donc que vivant intensément l’instant, il a déjà aboli le temps.
Peut-être lui suffit-il désormais de Savoir Fabriquer de belles choses ? Peut-être lui suffit-il de s’interroger sur « l’énigme du désir » : la réponse important moins que la question car au fond il la connaît déjà.
Mais vérifions notre hypothèse selon laquelle chaque toile de la série des Christ n’est qu’un moment de la grande sculpture-peinture métaphorisant la quête de Ernest Breleur. Comment intituler cette toile de 1993 ? Certes un titre donné par l’artiste appauvrirait limiterait l’imaginaire du spectateur trop docile, mais ce respect scrupuleux de l’autre ne facilite pas la critique ou le simple désir de communiquer sur une œuvre. L’arbitraire et l’insuffisance de « Christ jaune » invite à un autre baptême… Opus1993-15B ? Musical, mais sans références plus précises, très inexact…
On pense aux Christs romans de bois sculptés de Cologne. Au torse du Christ de Mig Aran (Viella, Espagne). Ou encore, à Cleveland, ce Christ en croix du Xème siècle provenant de Bourgogne. On pense surtout au Christ de Lavaudieu (Haute Loire), écartelé entre Le Louvre et le Metropolitan Museum de New York : le torse d’un côté, la tête de l’autre, le Temps s’étant chargé de ronger ou d’éparpiller le reste…
Mais, un corps humain inscrit dans un cercle, on pense bien sûr à Vinci.
Un « homme de Vitruve » revisité, redistribuant les normes de l’art contemporain ? Auquel Breleur aurait ôté tête, bras, jambes, sexe, tout ce qui permet à l’homme d’exercer sa violence sur le monde ? Un pur esprit, un ange, une colombe sans aile ? Qui l’a décapité, démembré : d’où provient cette agressivité animale ? De chacun d’entre nous, de l’artiste lui-même, de la société, d’une idéologie politique, d’un Dieu barbare…?
On le voit ici les normes ne sont plus celles de l’anatomie, des proportions esthétiques à établir. Même si E. Breleur ne renonce en rien, jamais, aux leçons de la Renaissance. Il ne s’agit plus d’établir des repères techniques mais de poser les bases d’un questionnement universel. Par exemple, aussi, celui qu’a posé plus explicitement Gauguin dans son tableau de 1897 D’où venons-nous…
J’appellerai cette toile à « défeuiller » Le Christ solaire. De fait, sa luminosité tranche sur les autres toiles de la série. Car, opposition ou continuité, l’astre sélène des Mythologies de la Lune cède la place ou plutôt s’est métamorphosé en étoile. Ses rayons irradient le corps supplicié dont les lignes cicatricielles s’affinent. Disparues, les blessures : aucune déclinaison de rouge. Les bandages antérieurs ont laissé des traces blanches : cet être va devenir ange. En attendant son envol et que poussent ses ailes, il marche et semble vouloir renaître. L’absence de la croix ne pèse plus sur ses épaules atrophiées. Il s’est reconstruit : seins masculin et féminin, sexe et ventre androgynes, taille et reins, cuisses et mollets robustes. Sa silhouette finement dessinée s’affirme de noirs temps forts, de traits puissants, mettant en relief ses hésitations comme sa détermination, ses ombres comme sa lumière. Il n’y a plus de tête, mais à l’horreur de la décapitation s’est substituée l’idée d’un contact plus instinctif, plus immédiat, plus essentiel avec le monde. Plus de bras ni de mains non plus, mais, au lieu du démembrement, s’est établie une relation plus sensuelle, plus directe, plus vraie.
Le Christ se promène donc dans un cimetière au zénith splendidement bleu, qui dans une belle diagonale s’harmonise avec le disque solaire pour donner une végétation somptueusement verte où se confondent par la transparence des couches successives le ciel et la terre. Où sommes-nous ? Entre les roses et les vases de porcelaine, entre le visible et l’invisible. Entre les tombes « palpitent » des croix, des piétas des brigands repentis, des Madeleine et des vierges éplorées… Ils sont là, images subliminales, sublimées. On les devine mais on est sûr de leur présence : on les a vus dans les tableaux précédents.
Noir, jaune, vert, bleu blanc avec quelques orangés et surtout l’arc soulignant le cercle solaire : la sobriété chromatique est remarquablement parlante. Que dit-elle ?
Approchons les six niches blanches également réparties autour du Christ. A la fois pierres tombales ou table de la loi. Ou plutôt déclaration des droits et devoirs ? La réponse plus prosaïque que divine n’en est pas moins spirituelle : des collages de cartes routières ! Peu importe de quel pays, ne regardons pas le doigt ! « Où allons-nous ? ». C’est le cheminement qui compte et, quelle que soit la voie choisie, il sera douloureux, et… il sera lumineux.
Il apparaît donc évident que le Christ solaire est à la fois un arrêt sur l’image d’une sorte de folio-scope que serait La Série des Christ considérée dans son ensemble sculptural et dynamique, car il est constitué des mêmes éléments, de la même composition, mais aussi une toile différente, pouvant vivre son unicité, et marquant une évolution de la réflexion de l’artiste.
Si bien que l’on peut se dire que la rupture de E. Breleur avec la peinture n’est pas définitive. De fait, n’est-il pas dans une interrogation actuelle sur les limites du dessin ? Et lorsque l’on voit comment ressurgissent les couleurs au milieu des rondes et des envols joyeux des corps aux chairs plantureuses de ses dernières œuvres, on se dit qu’il lui reste encore à peindre au moins un Christ. Peut-être un Christ Phénix, celui qui exploserait dans un Big Bang régénérateur ?