Comptes-rendus Critiques Mondes européens

Cézanne au Jas de Bouffan

Je vous dois la vérité en peinture
Cézanne

La dernière exposition consacrée au peintre Paul Cézanne par sa ville natale remonte à 2006, à l’occasion du centième anniversaire de la mort du peintre (1839-1906). Cette nouvelle exposition accompagne l’ouverture au public de la propriété familiale du Jas de Bouffan, devenue propriété de la ville en 2002, après de lourds travaux de rénovation. C’est là où Cézanne a commencé à peindre et où il a travaillé par intermittences jusqu’en 1899, lorsque la famille a vendu le bien.

Les œuvres sont exposées au musée Granet (nommé en mémoire du peintre aixois François Marius Granet, 1775-1849), qui fut auparavant commanderie de l’ordre de Malte (il jouxte l’église Saint-Jean de Malte) et déjà, du temps de Cézanne, le musée des beaux-arts de la ville. L’exposition qui regroupe 135 tableaux – huiles, gouaches, aquarelles, dessins –, bien que centrée sur Cézanne au Jas, ne se limite pas uniquement aux œuvres qui y furent réalisées. On remarque en particulier une « Montagne Sainte-Victoire » datée de 1897 appartenant au Kunstmuseum de Berne et une « Carrière de Bibemus » (vers 1895) venue du Volkwang Museum d’Essen.

Portrait de l’artiste au bonnet blanc – 1881-1882

La première salle offre quelque chose d’unique : les œuvres peintes par un Cézanne débutant sur les murs du grand salon de la bastide, parmi celles qu’on a pu retrouver. Car ces œuvres de jeunesse qui n’auraient guère d’intérêt si elles n’étaient celles d’un génie en herbe ont été méprisées, les propriétaires successifs du Jas après le départ de la famille les ont cachées, puis, la notoriété du peintre grandissant, les ont transférées sur toile pour les vendre si bien qu’elles furent dispersées. La plupart sont retrouvées désormais à l’exception de quelques-unes qui seraient peut-être au Japon. Cela étant, la chose se complique un peu dans la mesure où le peintre avait recouvert certaines peintures du salon avec d’autres plus récentes.

Bien que cette première salle consacrée à une tentative de restitution du grand salon ne soit pas celle sur laquelle on s’attardera pour ses qualités esthétiques elle présente un intérêt historique indéniable. La plupart des peintures qui ornaient le salon sont présentes. En particulier l’alcôve avec les quatre saisons encadrant un portrait du père du peintre assis sur une chaise en train de lire est intégralement reconstituée. Une vidéo, à l’entrée, présente les divers états du salon à partir du moment où Cézanne entreprit de le décorer.

La visite de cette premier salle soulève immédiatement le « mystère Cézanne » : comment un apprenti peintre sans talent exceptionnel a-t-il pu devenir le génie novateur reconnu par ses pairs (« mon seul maître » dixit Picasso) ? Risquons tout de suite une réponse : confronté à l’incapacité d’égaler la perfection des maîtres qu’il s’efforçait de copier et tenaillé par une envie irréfragable de peindre, Cézanne n’eut d’autre choix que d’inventer une autre manière de peindre. En admettant cette hypothèse, il reste un mystère dans le mystère ! Alors que certaines œuvres présentes dans l’exposition et qui datent de l’époque où il était élève à « l’école gratuite de dessin » d’Aix (située comme le musée dans l’ancienne commanderie de l’ordre de Malte) – dont Cézanne suivit les cours tout en faisant semblant d’étudier le droit pour satisfaire son banquier de père – prouvent qu’il savait dessiner (une « Académie d’homme » de 1862) et même peindre (copie du « Baiser de la muse » de Félix-Nicolas Frillé datée 1859-60), certains tableaux du grand salon, en particulier les quatre allégories des saisons disposées dans l’alcôve (également vers 1860) signées parodiquement « Ingres », sont véritablement indigentes – en dehors de quelques guirlandes de fleurs – et peuvent difficilement passer comme de la main de Cézanne. Or cette attribution ne semble pas contestée par les experts…

La mère de l’artiste – 1866-1867

Heureusement, dès la deuxième salle, on est frappé par la puissance de quelques portraits, datés de la deuxième moitié des années 1860, donc quelques années plus tard, ainsi ceux du père et de la mère de l’artiste ou celui de l’oncle Dominique uniquement travaillé au couteau, particulièrement représentatif de la période « couillarde » du peintre. Dans cette première galerie de portraits qui précède ceux des années 1890, à l’étage du musée, un portrait de Zola plus précoce, du début des années 1860, apparaît comme une exception. S’il n’a pas encore la manière « couillarde », il témoigne déjà d’une tout autre originalité que les tableaux du grand salon datés des mêmes années.

Cependant le portrait de la mère, qui est daté de 1866-67, soulève une véritable énigme. Le cartel nous informe que ce portrait véritablement magistral, au couteau – certes inachevé, il n’y a que le visage et sa coiffe – a été renié par Cézanne au point de le recouvrir d’une peinture noire, si bien qu’il ne fut que récemment découvert. Faudrait-il recourir à la psychanalyse pour résoudre cette énigme ? Y a-t-il d’ailleurs d’autres peintures de la mère ? Tandis que deux portraits du père en train de lire – caricaturaux, il est vrai – et des esquisses sont exposés, dont le portrait assis mentionné plus haut, daté de 1865 (lequel n’a strictement rien à voir avec les misérables allégories des saisons qui l’encadraient).

Pot de gingembre – 1890-1893

L’exposition se poursuit à l’étage où se trouvent des tableaux parmi les plus célèbres du maître, les paysages provençaux dont beaucoup peints au Jas même, à commencer par celui représentant la bastide et la ferme attenante (voir la première photo, reproduction d’un tableau de 1885-1887 venu de Prague), les natures mortes où règnent les pommes (une seule contient un plat rempli de cerises et il n’y a qu’un seul bouquet, des roses dans un vase vert), une petite salle consacrée aux baigneuses et enfin d’autres portraits de Madame Cézanne (l’épouse du peintre), de ses amis, d’une servante, des ouvriers de la ferme, du jardinier de l’atelier des Lauves (construit après la vente du Jas) qui lui ont servi de modèle. C’est là où l’on trouve l’un des cinq tableaux peints par Cézanne représentant des joueurs de carte (celui du musée d’Orsay, daté 1893-1896), peut-être le plus extraordinaire, celui ou deux hommes se font face, chapeautés et vus de profil, dans une tonalité où dominent le brun et le beige rehaussés de vert avec les touches blanches de la pipe de l’un, du col de l’autre et des cartes que l’un tient en main, trois touches de blanc qui forment un triangle isocèle la point en bas au centre du tableau.

Les joueurs de cartes – 1893-1896

Ce remarquable tableau est confronté à un autre « Joueurs de carte » datant du milieu du XVIIe siècle (et attribué à Le Nain). Les habitués du musée Granet connaissent bien cette peinture dont elle est l’un des fleurons. Il y a certes des points communs : le fond plus sombre, la teinte des habits, sauf que Le Nain habille l’un de ces personnages différemment des autres avec une tunique d’un rouge éclatant et éclaire en grand son visage pour exploiter à fond les possibilités du clair-obscur. En fait, on ne peut pas comparer ces tableaux. La manière de Le Nain est classique au sens où il obéit à des règles et cherche davantage que la vraisemblance, une précision quasi-photographique, tandis que Cézanne, lui, arrivé après l’invention de la photographie, n’a pas le souci de rendre les contours exacts d’un visage, d’une veste. Il peint des modèles reconnaissables, ce qui n’est pas du tout la même chose ; il ne cherche pas à reproduire exactement la réalité ; il s’attache plutôt à traduire un caractère, une expression (s’il s’agit d’un portrait), une atmosphère, une sensation s’il s’agit d’une nature morte ou d’un paysage.

Lui-même disait : « peindre d’après nature, ce n’est pas copier, c’est réaliser ses sensations ».
Ou encore : « Lire la nature c’est la voir sous le voile de l’interprétation par taches colorées se succédant selon une loi d’harmonie. Ces grandes teintes s’analysent ainsi par les modulations. Peindre c’est enregistrer ses sensations colorées » (1).


La table de cuisine – 1888-1890

Bien que ses amis impressionnistes connussent déjà cette liberté nouvelle, ils ne l’ont pas poussée comme Cézanne jusqu’à modifier les formes, la perspective, voire les lois de la pesanteur. Dans le tableau intitulé « La Table de cuisine » (1888-1890) du musée d’Orsay, par exemple, une pomme est sur le point de tomber, le panier aurait dû déjà se renverser, le pot de gingembre est comme en lévitation. Ailleurs, les bords des tables sont rebelles aux angles droits ou les maisons sont posées de guingois. La « Nature morte à l’Amour » en plâtre de la Courtauld Gallery (non exposée à Aix mais reproduite dans le catalogue) se distingue par la nappe bleue qui déborde d’une autre nature morte représentée dans le tableau et se répand sur la table portant la statue du cupidon ! Le procédé paraîtrait banal aujourd’hui mais ce tableau a été peint avant la fin du XIXe siècle.

Enfin, s’il serait erroné de prétendre que Cézanne a toujours représenté la nature à partir des formes simples (2), nul ne contestera qu’il fut un précurseur du cubisme. Plusieurs des tableaux représentant des bâtiments, la montagne Sainte-Victoire, les rochers de la carrière de Bibémus comme certaines natures mortes en apportent un témoignage suffisant.

Aix-en-Provence s’enorgueillit à juste titre d’avoir donné naissance à cet immense génie de la peinture que fut Paul Cézanne, malheureusement méconnu presque jusqu’à la fin de sa vie. Travailleur acharné, remettant cent fois sur le métier son ouvrage, tel un Bernard Palissy, jusqu’à trouver la touche magique qui fera le tableau enfin achevé (et laissant, de ce fait, nombre de tableaux inachevés), il s’inscrit dans l’histoire de la peinture comme un visionnaire dont les audaces ouvriront la porte à d’autres innovations. Ne date-t-on pas le début du cubisme de 1907 (chez Braque et Picasso), soit un an après la mort du maître, celui de l’abstraction de 1917 (Kandinsky) ?

Cezanne au jas de Bouffan, Aix-en-Provence, Musée Granet, 28 juin-12 octobre 2025.
Catalogue (sous la direction de Denis Coutagne), 296 p., 39 €.
On notera le parti adopté par les commissaires Bruno Ely et Denis Coutagne d’écrire « Cezanne » sans accent, conformément aux Actes officiels mais à rebours de l’usage.

(1) Propos rassemblés par Émile Bernard in « Paul Cézanne », L’Occident, n° 32, juillet 1904.
La boutique du musée propose une belle réédition des Souvenirs de Paul Cézanne par Émile Bernard (Chez Michel, 1925) chez Fata Morgana (2013, 88 p., 18 €).
(2) « Tout dans la nature se modèle selon la sphère, le cône et le cylindre. Il faut s’apprendre à peindre sur ces figures géométriques simples, on pourra ensuite faire tout ce qu’on voudra » (ibid.).