Dominique Berthet est professeur à l’Université des Antilles, directeur de la revue annuelle Recherches en Esthétique (qui en est à sa trentième livraison) et l’auteur de nombreux ouvrages. Celui qui vient de paraître présente un intérêt particulier pour les lecteurs avertis, lorsque l’auteur, abandonnant à la fin le ton professoral, raconte quelques-unes des rencontres « magnétiques » – suivant la terminologie introduite au début du livre – avec des œuvres ou des artistes qui l’ont marqué.
Au-delà de cet éclairage sur les préférences esthétiques de l’auteur, l’ouvrage présente un double intérêt. Les lecteurs désireux de s’initier à l’art y trouveront des connaissances, organisées à partir du thème de la rencontre, qui apportent des réponses à deux questions fondamentales : qu’est-ce qu’être artiste et qu’est-ce qu’être spectateur (ou regardeur) ? Les autres lecteurs qui ont déjà quelques lueurs à propos de ces deux questions ne seront pas mécontents de les préciser, même s’ils s’arrêteront sans doute davantage sur les exemples, assortis d’une riche iconographie, qui viennent compléter les explications théoriques.
Il y a des rencontres fécondes, bien documentées dans l’ouvrage, tant du côté des artistes (celle de Wifredo Lam avec Picasso par exemple) que du côté du public (comme celle de Berthet lui-même avec l’œuvre de Zao Wou ki, relatée parmi d’autres à la fin). Néanmoins, dans la première partie du livre, intitulée La rencontre déterminante, l’auteur envisage un type de rencontre à laquelle on ne penserait pas spontanément, celle que l’artiste n’a pas lui-même vécue, mais qui fut un choc si violent en son temps qu’elle se retrouve présente en lui sous forme d’un trauma. À la Martinique – d’où écrit Berthet – la traite et l’esclavage fonctionnent comme une « catastrophe-germe » pour nombre d’artistes antillais vivants. Notre auteur en retient cinq, parmi lesquels Laurent Valère et son ensemble monumental installé au Diamant (Martinique) commémorant le naufrage d’un bateau négrier – quinze colosses tournés vers le large, têtes penchées dans une attitude de désespoir – qui dégage une force exceptionnelle comme en témoigneront tous ceux qui l’ont contemplé in situ, sachant que les photos dans le livre lui rendent déjà suffisamment justice.
Dans la seconde partie, La rencontre du lieu, Berthet retient trois artistes dont l’un, Jean Paul Forest, a « rencontré » Tahiti où il s’est installé. La vallée de Papeno’o est devenue pour lui le « haut-lieu » (ou « ultra-lieu ») où il réalise à l’aide d’un câble métallique un travail de « couture » sur des rochers, réparant les fentes, les « blessures » qui les ont marqués.
La troisième partie, Esthétique de la rencontre, est donc celle où l’auteur s’arrête sur des chocs qu’il a lui-même ressentis, comme lors de sa visite en 2022 à la Biennale de Venise devant des œuvres d’Anish Kapoor, Anselm Kiefer et Chun Kwang Young. Mais le livre ne s’achève pas tout à fait là, puisque suit un chapitre consacré à des artistes qui se sont donnés comme but de représenter le temps, de nous faire prendre conscience du temps qui passe. Ainsi, tout le monde a dû voir au moins une photo d’une « sculpture-bougie » d’Urs Fischer à moitié consumée. D’autres artistes, comme Roman Opalka ou plus récemment Rodrigue Glombard, ont développé une pratique minutieuse, obsessionnelle destinée à rendre visibles les « séquences temporelles ».
Cette brève présentation ne peut rendre compte que très partiellement d’un ouvrage qui vaut autant pour sa portée théorique que pour les artistes qu’il donne à découvrir ou à mieux connaître, illustrations à l’appui. Les différents types de rencontres sont recensés, catégorisés. Le rôle déterminant de la surprise est largement mis en évidence. Diderot, Lessing, Baudelaire, Nietzsche, Benjamin, Glissant et quelques autres plus récents apportent leur éclairage. L’Histoire de l’art est constamment présente. Les stratégies des artistes pour provoquer (ou non !) la rencontre avec le public ne sont pas oubliées, pas davantage que la « réception digestive » des œuvres (laquelle ne vaut pas mieux – plutôt moins sans doute – qu’une non-rencontre).
Dominique Berthet, L’Imprévisible Rencontre – L’autre, le lieu, l’art, Pointe-à-Pitre, Presses Universitaires des Antilles, 2024, 272 p., 25 €.