Après plusieurs ouvrages relevant de près ou de loin du genre de l’essai, Patrick Chamoiseau renoue ici avec le roman qu’il semblait avoir abandonné depuis une dizaine d’années. Roman, certes, et roman créole comme les précédents mais tout autant récit fantastique, voire ésotérique en raison des nombreuses références à la physique la plus moderne et la moins accessible au commun des mortels. Le personnage central nommé Boulianno, au centre de tous les propos puis d’une quête à travers la nature martiniquaise mais qui n’apparaîtra jamais, est un maître conteur qui a disparu de la contrée où il exerçait ses talents et laissé désemparés ses nombreux admirateurs.
« Kisé ou pé koupé mé ke ou pé pa fann ? » (qu’est-ce que tu peux couper mais pas fendre ?), c’est avec de semblables devinettes que Boulianno apostrophait son auditoire. Tout cela, après avoir entendu de sa part et réfuté maintes réponses pour le surprendre davantage par une fausse bonne réponse, un chemin de traverse qui le conduira ailleurs : « La rosée du matin, fout !, qui fait vapeur avant le chauffé du soleil, ne peut ni se couper ni se fendre, mes zammi ! ». Ce roman doit donc servir d’illustration à l’essai récemment consacré par Chamoiseau au conteur, figure essentielle de la société créole (Le Conteur, la Nuit et le Panier, 2020).
Le livre abonde en notations pittoresques. Ainsi, rencontré dans la vie courante, « Mèt » Boulianno « n’était plus le géant [capable de] gronder la douceur et l’enfer, mais bien un nègre de locomotive, charmant à la manière, à voix basse et politesse d’église, presque embarrassé de vivre ». Les malotrus qui perturbent la veillée mortuaire sont des « chiens à bretelle ». Le défunt est un « débarqué de la mortalité ». Les perdants des joutes entre conteurs « sombraient dans des mélancolies inconnues des pharmacies ». « Albéric Libocèdre, un nègre conteur [est] aujourd’hui tellement mort-décédé que ses os ne sauraient permettre d’y ciseler un pipeau ». « Le visage éprouvé [de Man Delcas] par des nuées de déveines dégageait une aura de cotonneuse bonté ». La même Man Delcas était, nous apprend-on, une « femme-matador qui, dans sa plantureuse rondeur, mélangeait tellement d’espoir et de désespérance ». Par contraste, la jeune fille venue d’ailleurs, surnommée « l’anecdote », n’était qu’une « virgule d’existence » dont nous saurons plus tard qu’elle était pourvue de « pieds de coccinelle ». Autre image, celle d’« une simple ‘case-nègre’ [baignant] dans une aura de vieille personne songeuse qui la nimbait de majesté ». La vannerie est « apparue bien avant l’aubaine divine de la poterie ». Les Martiniquais ont des « hystéries saisonnières d’identité ». Quant à la mémoire, force est de reconnaître qu’elle est « constituée d’affaires très incertaines… On ne se souvient pas, on est fait d’une chiquetaille mémorielle ».
De telles trouvailles font tout le charme de ce roman mystérieusement sous-titré « organisme narratif », divisé en trois parties, soit la geste de Boulianno, la montée d’une petite troupe vers les cases qu’il a occupées successivement, le dernier hommage à Boulianno, les deux dernières parties s’inscrivant résolument dans la veine du réalisme magique.
Patrick Chamoiseau : Le Vent du nord dans les fougères glacées, Paris, Le Seuil, 2022, 336 p., 19,50 €