Je fis la connaissance d’Aimé Césaire pendant les vacances de Noël 1974. J’étais venue à la Martinique l’interviewer pour mon séminaire à l’université de Washington. Je fus frappée tout de suite par la mobilité de son visage et par son immense bonté. L’entretien fut de courte durée, le magnétophone s’enraya, ni lui ni moi ne fûmes capables de le réparer.
Un grand désordre politique régnait dans le pays. Giscard d’Estaing, en visite officielle dans l’île, n’osa pas se rendre à la mairie, ce qui fit dire à Césaire : « Le coq gaulois a peur du coq martiniquais ».
La réédition de Tropiques (1976-1978)
– Non, Madame, c’est impossible que je vous donne Tropiques ! C’est une revue née dans des circonstances particulières… Je ne crois pas qu’elle intéresse beaucoup de gens aujourd’hui. Et puis, d’ordinaire je ne travaille qu’avec des amis, je ne vous connais point…
Cela se passait dans la bibliothèque de la Chambre des Députés dont mon interlocuteur venait de me faire les honneurs. J’étais en présence d’un Aimé Césaire encore jeune malgré ses soixante ans, en complet bleu foncé et belle cravate.
Je reçus son refus en plein visage, mais toujours très courtois, il se reprit très vite :
– Si vous habitez Paris, ce serait différent, on pourrait se rencontrer de temps en temps, apprendre à se connaître. Mais de la côte du Pacifique… !
– Cette année je suis ici en année sabbatique, répondis-je.
– Ah bon ! , c’est différent. Je suis à Paris tous les ans, en automne et au printemps, nous pourrions en discuter si nos vues coïncident.
Sans doute mon visage s’éclaira. Quittant son ton renfrogné, il me sourit et dit :
– Voilà mon numéro de téléphone. Appelez-moi quand vous voudrez, venez me voir de temps en temps à la Chambre. Nous en discuterons, nous verrons…
Je pris précieusement le petit papier qui m’était tendu et quittai, soulagée, la bibliothèque. Tout n’était pas perdu. Je tenais à rééditer cette revue qui me paraissait d’une importance exceptionnelle pour comprendre la genèse de la négritude caraïbe et encore d’une actualité brûlante pour les différents courants intellectuels qu’elle offrait.
Tout l’automne, je rencontrai Césaire régulièrement à la Chambre des députés. Nos entretiens étaient passionnants. J’étais souvent en Grèce… avec Socrate.
À son retour à Paris, au printemps, il me téléphona et me fixa rendez-vous chez lui, rue Albert Bayet, près de la Porte d’Italie, au premier étage d’un modeste H.L.M. Il me reçut dans une pièce sobre et nue, où seuls deux masques africains attiraient le regard. Sur une étagère des livres gisaient pêle-mêle, le Dictionnaire des Symboles de Graves, L’Encyclopédie du Révérend Père Pinchon, une Flore et une Faune antillaises, etc. Dans un coin, près de la fenêtre, une table banale lui servait de bureau. Il me fit asseoir sur le côté et, se plaçant à un bout, commença à m’expliquer les difficultés qui m’attendaient quant à la réédition de Tropiques :
– Je ne suis pas le seul fondateur de cette revue, je l’ai créée avec René Ménil, il faudrait aussi le contacter et lui demander l’autorisation. Acceptera-t-il ? Avez-vous trouvé un éditeur, Personne ne s’intéresse aujourd’hui à ce genre de publication.
Je lui parlai de Jean-Michel Place, jeune éditeur de goût et d’audace, passionné par les revues d’avant-garde. Ensemble nous avons publié Bifur, Le Surréalisme au service de la Révolution, avec des préfaces qui sont de véritables outils de travail. Jean-Michel Place me semble tout à fait qualifié pour assurer la réédition de Tropiques.
– De plus, reprit Césaire, matériellement Tropiques sera très difficile à éditer si on veut lui garder son caractère d’origine.
– J’ai discuté avec Place de votre désir. Il ne pense pas la recomposer mais plutôt la filmer.
Place ne s’était pas rendu compte du travail de romain qui l’attendait. Pendant la guerre, les imprimeurs ne disposaient que de papier médiocre qui, tantôt absorbait totalement les caractères typographiques, tantôt les encrait trop. Finalement, Jean-Michel Place dut refaire au pinceau les lettres illisibles, une par une. La revue garda alors, par certains côtés, son caractère primitif. Une couverture un peu trop élégante, une jaquette ornée d’un cul de lampe de Wifredo Lam, obtenu par Ménil, en firent une publication relativement actuelle. Ménil n’en fut pas tout à fait enthousiaste.
Malgré la rupture fracassante entre Ménil et Césaire, suite à la lettre adressée à Maurice Thorez en 1956, je n’avais eu aucun problème à travailler avec eux, à aller sans cesse de l’un à l’autre. J’étais en présence de deux êtres de qualité exceptionnelle mais je sentais combien Césaire devait souffrir. Leur entente avait dû être une « rencontre bien totale ».
Nous décidâmes finalement que Tropiques paraîtrait sans appareil critique extérieur, d’une part pour des raisons financières, et d’autre part pour que le lecteur ait un contact direct avec l’œuvre. Chacun d’eux devait rédiger un texte de présentation. Césaire opta pour une interview et René Ménil se chargea de l’introduction.
Un après-midi splendide du mois de juin, deux timides attendaient sur le trottoir de l’annexe de la Chambre des Députés pour l’entretien « fatidique ». Ils se précipitèrent dans l’ascenseur ultra moderne, Césaire s’embrouilla dans les boutons et nous arrivâmes en haut de l’immeuble qu’il fallut redescendre jusqu’au premier étage. Nous éclatâmes de rire, la glace était rompue. L’interview se déroula très sereinement dans un bureau fonctionnel et feutré. Il nous fallut ensuite la transcrire, la remettre à Jean-Michel Place qui l’envoya à l’imprimeur, puis corriger les épreuves. Avec un soin minutieux, Césaire lut le texte, le relut, scanda quelques phrases à haute voix, en biffa certaines, en ajouta d’autres. Chaque mot lui semblait important. Où était le jeune surréaliste d’antan, le disciple inconditionnel de Breton ? Je ne pus m’empêcher de sourire.
Le texte définitif devait dormir deux ans dans les tiroirs de Jean-Michel Place, sans doute pour des raisons financières.
Enfin, un jour de printemps 1978, je reçus un coup de téléphone de l’éditeur :
– Tropiques est sorti !
Je passai rapidement à la librairie, pris deux exemplaires, l’un pour Césaire, l’autre pour moi. Il ne nous restait plus qu’à célébrer la nouvelle naissance de Tropiques. À cette occasion, Marianne, la femme de Jean-Michel Place, en culotte bouffante orientale, nous offrit un repas succulent dans l’hôtel particulier que sa grand-mère avait mis à sa disposition. À la demande de Césaire, l’éditeur avait invité aussi ses amis Thésée et leur fille adoptive, Michel et Louise Leiris, Lou Lam. Le poète fut plutôt silencieux, peut-être mal à l’aise dans ces lieux en partie déserts.
Un destin : Aimé Césaire – Radio-Télévision romande
Juin 1976, coup de téléphone d’Aimé Césaire :
-La télévision romande veut faire un film sur moi. Je vous envoie les responsables. Pouvez-vous les aider ?
– Je suis désolée mais je pars dans quelques jours pour l’Italie.
– Pouvez-vous au moins les recevoir pour leur donner quelques directives utiles ?
Quelques heures plus tard, un certain Monsieur Bardes était chez moi. Nous avons discuté des grandes lignes du film. Finalement, il m’a demandé si je pouvais descendre à Genève à la rentrée d’automne. Ils voulaient tourner une séquence au cours de laquelle j’expliquerais la révolution du langage apportée par Aimé Césaire. J’acceptai et allai à Genève, au musée africain Barbier-Müller où devait se dérouler la prise de vue. Au début de l’été suivant, Alioune Diop, Aimé Césaire et moi, nous nous sommes retrouvés à Genève pour assister à la projection. Le réalisateur avait opté pour une mise en scène originale : Césaire apparaissait sur l’écran regardant son film, chacune de ses émotions se reflétait sur son visage et pouvait être partagée par les spectateurs. Face à sa vie se déroulant sous ses propres yeux, il semblait très ému et il ne le cacha pas au cours de l’interview qui suivit.
C’est pendant ce séjour que Césaire m’apprit, à mon étonnement, qu’à l’inverse de son ami Senghor, il ne ressentait aucune passion pour la langue française. Il écrivait en français parce qu’il avait été colonisé par les Français et était allé à l’école française ; s’il avait été colonisé par les Anglais, il aurait écrit en anglais. Le jour suivant, dans l’avion de retour, à notre amusement, nous avons entendu Césaire s’adresser à la stewardess sur un ton furieux :
– C’est insupportable qu’on nous oblige maintenant à parler anglais dans ces avions !
Alioune et moi éclatâmes de rire. Bon joueur, Césaire répondit :
– Eh bien ! Vous me prenez en flagrant délit de contradiction.
Cet excellent film ne fut jamais projeté en France. Nous étions à une époque de tension profonde entre la Martinique et la Métropole et Césaire n’était pas persona grata. À tel point, qu’on m’avait dit un jour que j’étais en train de ruiner ma carrière universitaire en travaillant sur Césaire.
La genèse du monde noir : le poète martiniquais
En 1978, Césaire m’appelle et me propose de l’accompagner avec ses amis Thésée à Genève, il doit être reçu officiellement à l’occasion de la première audition de la sonate de Robert Corman, inspirée par Le cahier d’un retour au pays natal. Je suis extrêmement émue par cette invitation, mais malheureusement, je ne pourrai pas me libérer de mes obligations professionnelles. Césaire m’offrira alors le texte de son allocution que je prêterai plus tard à la co-productrice du film Une voix pour l’Histoire, et qu’elle publiera en l’an 2000 dans Aimé Césaire, pour regarder le siècle en face.
Le premier disque (1982)
– RFI veut me consacrer un disque, me dit un jour Aimé Césaire, j’hésite, je veux bien si vous en êtes responsable. Êtes-vous prête à la faire ?
J’acceptai, ravie mais un peu inquiète.
Des semaines passèrent. RFI ne tenait pas compte des directives d’Aimé Césaire. Ainsi, il avait été entendu qu’il y aurait un entretien avec le poète, que je choisirais les poèmes et les acteurs qui les liraient. Or, en arrivant à RFI, j’apprenais qu’un entretien, heureusement excellent, avait déjà eu lieu avec Édouard Maunick, sans qu’on m’en ait informée et que les poèmes et les artistes avaient déjà été sélectionnés. J’eus même toutes les peines du monde à imposer Michel de Meaulne qui deviendra plus tard directeur de la Maison de la Poésie, et Danielle van Bercheycke, métisse au talent reconnu. Pendant les séances de travail, j’étais traitée avec désinvolture mais je n’osais en parler à Aimé Césaire.
– Eh bien, Jacqueline, me dit-il un matin, vous ne m’aviez pas tenu au courant de vos démêlés avec RFI.
Il avait dû l’apprendre d’une amie commune à laquelle je m’étais confiée.
– Je n’admets pas leur comportement. Puisqu’il en est ainsi, je ne signerai pas la cire.
Je lui en étais reconnaissante mais inquiète pour mes acteurs qui comptaient sur leur cachet. J’en fis part à Aimé Césaire.
– Eh bien, répondit-il, je signerai, mais pas maintenant. Ils attendront.
J’allais alors être accablée de coups de téléphone de la responsable du disque :
– Savez-vous pourquoi Césaire ne signe pas ? C’est très important.
Après s’être conduit avec moi d’une façon si cavalière, RFI me comblait maintenant d’égards et de compliments. Césaire ne signait toujours pas. Par la suite, lorsque je travaillerais pour Césaire, je constaterais souvent les attitudes les plus extrêmes. Je serais tantôt traitée avec les égards dus au grand poète, tantôt d’une façon discourtoise.
À quelque temps de là, la responsable du disque qui commençait à s’inquiéter du silence de Césaire, croyant avoir une idée géniale, me dit triomphante :
Soyez assez gentille de prévenir Césaire qu’il est invité à déjeuner mercredi prochain avec Monsieur X.
C’était un des grands directeurs de RTF. J’en avertis Césaire.
– Moi, me dit-il, je déjeune avec qui je veux !
Le jour dit, lorsque le chauffeur vint le chercher pour le fameux déjeuner, Césaire répondit :
– Invité ? Mais je n’en savais rien ! Je suis désolé, mais je suis pris.
Et il déjeuna tout seul, tranquillement à la maison…
Plus tard, je reçus une lettre chaleureuse de Césaire me remerciant de la patience que j’avais déployée au cours de l’entretien. Il me dédia un poème Configurations qui devait être plus tard, illustré par Jean Pons dans une édition de bibliophile et intégrée dans une sculpture de Jacqueline Guillermain.
Soleil éclaté : Mélanges offerts à Aimé Césaire pour son soixante-dixième anniversaire
J’étais de plus en plus passionnée par l’œuvre de Césaire et l’enseigner me comblait. Je décidai de lui offrir, pour ses soixante-dix ans, un recueil de Mélanges dus à une équipe internationale de spécialistes de son œuvre. Le projet était audacieux. Je n’avais pas d’argent et ne pouvais à cette époque, pour des raisons politiques, frapper à aucune porte officielle pour célébrer Césaire. Je décidai d’assurer le secrétariat moi-même, travail considérable. Je trouvai enfin pour éditeur, un Allemand, Gunter Narr, très raisonnable. Finalement, avec quelques mois de retard, l’ouvrage vit le jour. Sa belle couverture avait été offerte par le peintre italien Franco Cardinalli qui, malheureusement, mourut avant sa sortie.
Un jour gris de novembre, je trouvai Césaire rayonnant, arpentant à grandes enjambées, tel un adolescent, la cour de l’immeuble du 5 de la rue Bayet, la chapka sur la tête, la même chapka qu’il portait à l’enterrement de Staline. Nous venions le chercher pour fêter la sortie de son livre. Chez les amis Thésée, après un punch accompagné d’acras qui dura jusqu’à trois heures de l’après-midi, nous attendait un déjeuner succulent, vrai poème des îles dû au talent exceptionnel de notre hôtesse. Le repas se prolongea jusqu’à sept heures du soir. Malheureusement, notre joie était attristée par l’opération très grave que venait de subir Thésée, son ami intime. Césaire est d’une extrême délicatesse et a le culte de l’amitié. Ainsi un jour, se promenant avec Thésée encore souffrant, il ne lui fit même pas mention de son apparition à la télévision. Elle était pourtant projetée à cette même heure et il l’avait attendue pendant des années. Ses sentiments pour un ami ont toujours priorité sur ses succès personnels.
L’Athanor d’un alchimiste
Pour lancer leur maison, les Éditions caribéennes organisent un colloque en l’honneur d’Aimé Césaire, L’Athanor d’un alchimiste. Elles sollicitent ma participation. J’hésite, pas encore remise de la publication de Soleil éclaté. Mais il est entendu que je serai responsable seulement de la partie intellectuelle et les Éditions assureront le secrétariat ainsi que la recherche des fonds. Pour la première fois à Paris, à l’Agence Internationale de Coopération culturelle et technique, un congrès mondial est consacré à Aimé Césaire. Comment résister à la joie d’accompagner ces jeunes éditeurs sur le chemin de la redécouverte de cet ancêtre alors à cette époque souvent renié par ses descendants ? Vingt-deux nations, trois générations, se penchèrent à Paris sur le creuset césairien. Le poète vint en personne à la grande joie des participants qui, pour la plupart le voyaient pour la première fois et eurent la possibilité de l’interroger sur son œuvre et sur la Martinique. Ce fut un très grand succès : les communications furent en général, d’excellente qualité et un buffet martiniquais extrêmement chaleureux et savoureux clôtura le congrès. La partie était enfin gagnée.
Le Festival d’Avignon (1989) : Le poète dans la Cité
– Nous serions très heureux, Madame, si vous acceptiez de collaborer avec nous à l’hommage rendu à Césaire en Avignon.
Je suis à la Comédie Française dans le bureau d’Antoine Vitez et avec Alain Crombecque, directeur du festival. Vitez vient de découvrir mon livre Soleil éclaté et m’a demandé de collaborer à son hommage à Aimé Césaire. J’en suis très heureuse car j’ai une très grande admiration pour cet homme de théâtre dont je partageais la devise : « Élitaire pour tous ». À cette occasion, il a choisi de lire le Discours sur le colonialisme et les acteurs de la Comédie Française Et les chiens se taisaient.
Pouvez-vous assister à nos répétitions ? me demanda-t-il. D’autre part, la médiathèque Ceccano organise une exposition Césaire et serait peut-être heureuse de profiter de votre expérience.
Je téléphone à son directeur qui était, lui aussi, un ancien conservateur de la Bibliothèque Nationale. Il me présenta au commissaire de l’exposition, une jeune femme très sympathique. Je lui donnai une bonne partie de ma documentation personnelle. Mais j’ignorais qu’une autre exposition avait lieu à La Poésie en ce jardin avec la participation d’Aimé Césaire et de ses filles. Je découvris rapidement qu’une profonde rivalité opposait les deux centres. Aucun ne voulait céder le pas devant l’autre afin d’aboutir à une exposition unique. La médiathèque, parce qu’il y allait de son honneur et qu’elle représentait la Ville d’Avignon, La Poésie en ce jardin, parce que la directrice avait une situation précaire et qu’elle comptait l’affermir grâce à cette exposition. Césaire qui ignorait tout de ces rivalités, crut que j’avais offert mes services à la médiathèque pour me mettre en valeur et en sembla fort mécontent. Une amie commune me prévint que notre amitié était en danger. Je me trouvai, malgré moi, dans le camp rival. Je demandai un rendez-vous à Césaire et lui expliquai comment j’avais été mise en rapport avec la médiathèque. Il prit conscience de la situation complexe où je me trouvais et comprit qu’il m’était difficile d’abandonner en cours de route le commissaire de l’exposition.
L’inauguration à la médiathèque eut lieu en présence du maire et du petit collectif d’amitié. Césaire la visita minutieusement. Finalement, la directrice de La Poésie en ce jardin y assista et me demanda de conduire Césaire à son exposition, ce que je fis de bonne grâce.
Les journées d’Avignon furent heureuses. Césaire était primesautier et rayonnant. Vitez lui rendit un vibrant hommage suivi d’une accolade émue. Les acteurs de la Comédie Française donnèrent une excellente lecture de Et les chiens se taisaient.
En dehors des heures consacrées au Festival, nous nous promenions dans la vieille ville au milieu des acrobates, des jongleurs et des musiciens ; nous avions visité la Chartreuse de Villeneuve d’Avignon, la Fontaine de Vaucluse, le musée René Char, nous déjeunâmes au bord de l’eau à l’Isle sur Sorgue, nous passions nos soirées au théâtre. Nous dînions à l’ombre des murs d’enceinte, chacun à tour de rôle offrait le dîner à la tablée et Césaire refusait d’être exclu de ce rite, d’être considéré comme invité d’honneur. Le neveu de Césaire immortalisa ces journées en un film excellent, Le poète dans la Cité.
Pendant toute la durée du festival, Césaire nous charma par sa simplicité et ses talents de conteur, quelquefois, il nous surprit. Ainsi, un jour que nous nous rendions vers l’Hôtel de l’Europe où l’attendaient les responsables du festival pour un déjeuner amical, Vitez nous rencontrant en chemin, fit signe à Césaire de se joindre à eux. À notre grand étonnement, nous vîmes Césaire le supplier :
– Oh ! Laissez-moi avec les miens.
Vitez eut un mouvement d’étonnement et de déception mais toujours très respectueux de la sensibilité des artistes, il n’insista pas. Il devait me demander plus tard :
– Ai-je eu raison ?
Je ne sus pas répondre. Je savais que Césaire détestait toute manifestation officielle, mais en réalité Vitez avait rêvé s’entretenir seul avec le dramaturge son « Shakespeare noir », comme il l’appelait.
Une autre facette de Césaire est son respect souriant des « travaux ennuyeux et faciles » de la vie de tous les jours. Ainsi, il quitta le festival un matin, avec à la main, un sac en plastique de supermarché contenant les couches sales de sa petite-fille que la mère venait de lui remettre. Il n’avait jamais fini de nous surprendre.
L’université Césaire
Après le festival, je pris l’habitude de me rendre à la Martinique une fois ou deux par an, pour assister à des colloques ou pour aller à l’Université Césaire, une Université promenade. La lecture de son œuvre m’avait d’abord appris à militer sur le campus américain : défense des minorités opprimées (Indiens, Noirs, femmes). L’université du savoir césairien, comme je l’appelais, me fit découvrir l’essence du vivant, à sentir le monde plutôt qu’à le comprendre. Il nous enseignait à le voir, l’écouter, l’entendre, le sentir, le goûter. Il nous apprenait aussi les arbres, les fleurs, le gommier, le glycyrrhizia, le figuier-maudit, l’angelin-palmiste, le balisier, la fougère arborescente, en un mot l’odeur inouïe du merveilleux. Césaire s’y cherchait là et il y cherchait sa terre natale. Il me fit connaître la Martinique, son histoire, sa géographie sa faune, sa flore. C’était une école de plein air, colorée, parfumée, se déplaçant de la Caravelle à la Trace, de la Trace à Basse-Pointe en passant par la Montagne Pelée.
Césaire était un maître souriant mais sévère :
Comment ! Vous ne connaissez pas ce mot ? pouvait-il s’écrier mécontent, estimant que ne pas savoir nommer correctement une chose était un manque de respect envers la création : il avait le sens du sacré.
Nous rentrions au coucher du soleil le long de la baie de Saint-Pierre, plus belle et la plus chaude que la baie de Naples. Césaire évoquait avec passion l’éruption de 1901, la destruction de cette Sodome et Gomorrhe dont il rêvait un jour d’écrire l’histoire.
Souvent, le soir même, de retour à la maison, il feuilletait de grands in-folio consacrés à la botanique ; il observait, il disséquait les fleurs et les feuilles ; il lui fallait trouver le nom populaire, le nom latin de ce vivant. Parfois, quelques jours plus tard, nous recevions un poème de lui (Parcours, Le rocher de la femme endormie, etc.), synthèse musicale de ce que nous avions vécu ; fugue, concerto, symphonie, étaient parfois difficiles à interpréter, il fallait avant tout, se laisser immerger par les impressions sensorielles. Là se trouvait la clé. Gâtée par le poète, j’eus le privilège d’être initiée au monde hermétique de sa poésie.
Le Roi Christophe à la Comédie Française (1991)
-Vous vous souvenez sans doute, Jacqueline, me dit un jour Vitez, alors administrateur de la Comédie Française, que la première fois que nous nous sommes rencontrés, je vous ai parlé de mon intention de monter le Roi Christophe à la Comédie Française. Il est temps maintenant de réaliser ce projet. Il faudrait demander à Césaire son autorisation. Pouvez-vous vous en charger ?
Aussitôt dit, aussitôt fait.
– Mais, Jacqueline, me dit Césaire, vous n’y pensez pas. Le Roi Christophe ! Et à la Comédie Française !
Il réfléchit quelques minutes et continua :
– C’est mon ami Jean-Marie Serreau qui l’a montée pour la première fois et interprétée par des acteurs noirs. Jean-Marie nous a quittés et je n’ai plus envie de voir la pièce à l’affiche à nouveau.
La fidélité de Césaire me touchait, elle témoignait d’une extrême sensibilité et d’une grande modestie. Après un moment de silence, je rassemblai tous mes esprits et lui montrai l’importance de cette pièce et la nécessité de rappeler son message d’une actualité brûlante.
– Je vais réfléchir, me répondit-il.
Je lui parlai de la passion de Vitez pour cette œuvre.
– Enfin, continuai-je, c’est un metteur en scène de grand talent qui, il me semble, rendra justice à cette tragédie.
Césaire me paraissait toujours réticent. Craignait-il d’être considéré par les siens comme se laissant récupérer par l’ancien colon si la pièce était jouée à la Comédie Française ?
Dans l’espoir de me convaincre définitivement de ses possibilités à interpréter un Roi Christophe de grande classe, Vitez me proposa d’aller voir son dernier spectacle, Le mariage de Figaro. Je m’y rendis avec notre petit collectif d’amitié, Françoise Thésée ainsi qu’une de mes étudiantes qui rédigeait une thèse sur le théâtre de Césaire. Nous fûmes enthousiasmées par la mise en scène de Vitez, d’une étonnante poésie. Je fus convaincue qu’il nous donnerait un Roi Christophe exceptionnel. Vitez m’attendait à la sortie, je lui fis part de mon admiration. Il insista encore :
– Pouvez-vous m’aider à obtenir l’autorisation de Césaire ?
Face à son désir brûlant de monter cette pièce, une idée me vint :
– Si je vous interviewais sur la façon dont vous envisagez de mettre en scène le Roi Christophe, je pourrais faire écouter la cassette à Césaire. Je serais étonnée qu’il ne soit pas conquis.
Je m’envolai vers la Martinique où, à ma surprise, m’accueillit le président du conseil municipal de la part de Césaire qui était confus de ne pouvoir se déplacer. Après les échanges d’usage, je partis à Sainte-Lucie chez des amis. Le lendemain, Césaire vint chercher la cassette. Je refusai de l’écouter avec lui de crainte de l’influencer. Il rentra chez lui pour l’écouter avec son fils Jean-Paul. Il revint, ébranlé par l’interview. Plus tard, alors que nous nous promenions face au Rocher de la femme endormie, il me dit :
– Puis, finalement, dites oui à Vitez.
C’était un oui oral qui ne fut jamais confirmé par écrit. Se réservait-il une porte de sortie ? Mais Vitez ne s’en formalisa pas et lui envoya une splendide lettre de remerciements et le travail put commencer.
– Je vais vous libérer deux planches de mon placard, me dit plus tard, Vitez, et chaque fois que vous passerez dans le quartier, si vous avez quelques documents et des suggestions concernant le Roi Christophe, vous me les mettrez-là.
D’excellents acteurs, un remarquable décorateur, Yannis Kokos, un musicien d’avant-garde, Aperghis, promettaient un Roi Christophe très intéressant. À mon étonnement, cela n’empêcha pas Vitez de recevoir une centaine de lettres anonymes ou signées, de la part de Blancs qui lui reprochaient de monter au Théâtre Français un écrivain qui avait tant de fois attaqué la France dans ses discours, où de Noirs qui se plaignaient que les Français eussent volé leur écrivain et qu’on jouât la pièce uniquement avec des acteurs blancs. Mais la Comédie Française n’admet que des comédiens recrutés sur concours, or, à cette époque, aucun Noir ne s’y était encore présenté. Pour Vitez, la couleur n’était pas un obstacle.
Au Japon, répondit-il, Shakespeare est bien joué par des Jaunes.
Le bonheur de monter le Roi Christophe ne fut que de courte durée. Trois semaines plus tard, Votez mourut brutalement, victime d’une rupture d’anévrysme, alors qu’il relisait le Roi Christophe. Le choc fut terrible, je restai hébétée plusieurs jours. Césaire m’avait rendue responsable du Roi Christophe, il fallait se reprendre. Qu’allait-il devenir ? Je téléphonai à Catherine Sami, la doyenne des comédiens du Français qui assurait l’intérim. Elle fut formelle :
– Si le Roi Christophe n’est pas joué dans les trois mois, il sera rayé du répertoire de la Comédie Française.
Or, je savais combien Vitez avait lutté pour y arriver. Il était indispensable de trouver immédiatement un metteur en scène de classe : Bernard Sobel, Bob Wilson, Petre Brook. Malheureusement, leur calendrier était plein pour des mois. Le nouvel administrateur, d’ailleurs était très clair :
– Nous n’aurons pas les ennuis qu’a eus Vitez, nous prendrons un metteur en scène noir et une chanteuse noire.
La chanteuse fut heureusement la très douée Toto Bissainthe. Le metteur en scène, Idrissa Ouedreadogo, était un bon cinéaste du Burkina Fasso mais qui n’avait jamais fait de mise en scène de théâtre et ignorait tout de la Martinique, de Haïti et du Vaudou. Travailler avec lui fut extrêmement difficile. J’assistai aux réunions chaque matin pendant trois mois. Idrissa Oudreagodo devait m’indiquer les coupures qu’il voulait faire dans le Roi Christophe et je devais contacter Césaire pour lui en faire part et obtenir son autorisation. Je lui téléphonais tous les soirs, j’étais souvent découragée de ne pouvoir lui donner la décision définitive d’Oudreagodo.
– Ne prévenez pas Césaire, me disait-il sans cesse, parce que cette scène que je supprime aujourd’hui, je la remettrai peut-être demain ou après-demain.
Il n’en faisait rien. La veille de la Première, je n’avais toujours aucune réponse définitive concernant les remaniements. J’étais catastrophée.
– Dans ces conditions, me dit Césaire, je ne me dérangerai pas.
Or, les acteurs me demandaient de le supplier de venir. Ils avaient travaillé avec passion et avec amour dans une situation extrêmement pénible, s’informant sans cesse, au cours de nos repas à la cantine, sur Haïti et le Vaudou.
Un jour, hors de lui, Roland Bertin avait dû même élever la voix :
– Attention ! Attention ! Nous ne sommes pas à la salle paroissiale de Trifouilly-les-Oies mais à la Co-mé-die Fran-çaise !
Je tenais à rendre hommage à leur courage et je suppliai à nouveau Césaire de venir. Il arriva à la dernière minute, accompagné de sa sœur. Lui, si coquet d’habitude, m’apparut cette fois plutôt négligé. Voulait-il par là montrer son mécontentement concernant le remaniement de sa pièce fait sans son accord ?
Malgré une mise en scène et des costumes médiocres, grâce au talent des comédiens et en particulier à Roland Bertin, la beauté exceptionnelle de la langue de Césaire envahit le théâtre par vagues successives. La salle était comble et les Noirs y occupaient une place importante La pièce obtint un certain succès.
Un film : Une voix pour l’histoire
Quelque mois plus tard, Césaire me téléphona :
Jacqueline, une jeune réalisatrice martiniquaise, Euzhan Palcy et sa collaboratrice Annick Thébia-Melsan, projettent de me consacrer un film. J’aimerai que vous y participiez, vous connaissez bien mon œuvre.
Je demandai à réfléchir, bien que je fusse tentée de faire connaître l’œuvre de Césaire avec un autre médium, mais mon expérience antérieure m’avait appris combien il est épuisant de travailler en équipe, il faut tant de résistance, de patience et de doigté. Ces deux jeunes femmes déployèrent des trésors d’imagination pour me convaincre, allant jusqu’à m’inviter chez Bertillon, le meilleur glacier de Paris. Thébia-Melsan insista aussi sur le fait que la maison de production serait à cinq minutes de chez moi, je n’aurais donc pas de grands déplacements. Je finis par céder, contente de mettre à leur disposition une documentation que je réunissais depuis vingt ans et qui pouvait apporter un nouvel éclairage sur Césaire et son œuvre. Les débuts de notre travail en commun furent très heureux, l’ambiance chaleureuse et généreuse. Malheureusement, avec le temps, l’atmosphère se détériora, chacune commença à se méfier de chacune. De plus, deux générations s’affrontaient avec des visions différentes, je souhaitais avant tout faire un film sur le poète, elles s’intéressaient d’abord à l’homme politique. D’autre part, je ne sais pourquoi, certains pans de la vie de Césaire furent passés sous silence, comme sa collaboration importante avec René Ménil, son frère spirituel, au temps de Tropiques.
Une voix pour l’histoire n’eut pas l’audience qu’il méritait. Le film fut projeté à la télévision, tard dans la nuit. Pour des raisons que j’ignore, Césaire ne le commenta jamais avec moi.
Fort-de-France : Les quatre-vingts ans d’Aimé Césaire (1993)
Avec un collègue martiniquais, Roger Toumson, nous décidâmes de fêter les quatre-vingts ans d’Aimé Césaire à la Martinique. Nous savions qu’il apprécierait d’être reconnu comme écrivain et poète de sa terre natale. En juin 1993, un colloque international se tenait donc à la Martinique. Ce fut une des manifestations les plus réussies, l’ambiance était très amicale, chaleureuse et sans aucun caractère officiel comme les aimait Césaire. Souriant et détendu, il assista très attentivement à toutes les communications des participants venus du monde entier. Un des moments les plus émouvants fut le pèlerinage au lycée Schœlcher où il avait enseigné dans sa jeunesse. Perché sur un tabouret trop grand pour sa taille (les organisateurs s’étaient aperçus à la dernière minute qu’il n’avait pas de chaise) les jambes pendantes comme le Thomas Diafoirus des tournées Barret de notre enfance, il assista souriant derrière sa table-bureau, au défilé de ses anciens élèves qui semblaient pour la plupart beaucoup plus âgés que lui ! Tous parlèrent avec ferveur de ce jeune professeur étonnamment moderne avec son complet vert foncé – l’usage était alors l’habit noir ! – qui leur avait ouvert les portes d’eux-mêmes et du monde, tout particulièrement le monde de Rimbaud : il les marqua pour la vie, leur apprenant avant tout « la liberté », mais pas « la liberté facile ».
À la mairie, il fut fêté par ses administrés, la plupart lui apportèrent les produits de leur travail. Pour certains, ce furent des fruits, des plantes, des racines de leur jardin, pour d’autres, une peinture ou une sculpture, etc. Un gâteau gigantesque couronna le tout. De nombreux discours chantèrent ses louanges. Il était très heureux d’être fêté par le petit peuple.
On lui fit la surprise de mettre en scène les pièces de théâtre qu’il aimait, tel Britannicus monté par le directeur de la Maison de la Culture de Rennes, un excellent Batouque interprété par Delphine et Jérôme. Sa fille Michèle lui offrit sa pièce, La Nef, et le Haïtien Hervé Denis, avec sa troupe, monta un remarquable Et les chiens se taisaient. Une dictature militaire régnait sur Haïti, c’est au péril de leur vie qu’ils avaient quitté leur pays, à la grande émotion de Césaire qui en fut extrêmement touché.
Le CD
À cette occasion de cet anniversaire, Radio France Internationale me contacta pour consacrer à nouveau un disque à Aimé Césaire. J’hésitai longuement et enfin je refusai. Je n’avais plus envie de travailler dans une structure fermée où l’on est prisonnier d cadre et où l’on a trop l’impression d’être utilisé à des fins inattendues, quand on presse l’orange, o, en jette l écorce. Mais quelques mois plus tard, la responsable de RFI me téléphona et m’invita au restaurant. Je fus tout de suite conquise par la jeune femme, Anne Blancart. Elle m’apparut intelligente, sensible et très artiste. J’eus vite l’impression que nous pourrions travailler en harmonie et créer un disque tel que je le rêvais. Nous nous rencontrâmes plusieurs fois pour mettre au point notre projet et nous partîmes à la Martinique interviewer Césaire. Anne était surtout responsable de l’aspect technique. Le rendez-vous eut lieu chez Denise Césaire, sa sœur, dans sa ravissante maison aux meubles de style colonial, entourée d’un jardin tropical exubérant. L’enregistrement se fit au milieu d’un concert de l’île, dû au bruissement des insectes et au chant des oiseaux. Anne eut l’idée de les enregistrer pour nous donner à vivre l’ambiance martiniquaise. Les auditeurs seraient ainsi plongés d’emblée dans un autre monde et ils comprendraient de suite qu’il s’agissait d’un écrivain francophone qui n’appartenait pas à l’hexagone. L’interview se déroula avec un Aimé Césaire détendu et souriant. Après un dialogue extrêmement riche, la petite troupe se sépara enchantée.
Le Roi Christophe à Montpellier et au festival d’Avignon (1996)
Coup de téléphone de Jacques Nichet, directeur du Théâtre des 4 Vents, à Montpellier, il aimerait monter le Roi Christophe pour le festival d’Avignon. Césaire est très réticent. J’insiste. Après la déception qu’a été l’interprétation de la Comédie française, j’aimerais assister à un autre Roi Christophe. Nichet a une grande passion pour Césaire. Ancien normalien, il avait déjà monté Et les chiens se taisaient à l’École. Césaire écoute mais ne répond pas. Je défends Nichet. Il serait intéressant de voir comment un jeune metteur en scène pourrait monter le Roi Christophe. C’est une pièce qui est toujours très actuelle. Césaire ne bronche pas et me demande tout à coup :
– Est-ce que cela vous ferait plaisir ?
– Bien sûr !
– Alors oui, me dit Césaire sur un ton conciliant, mais c’est sous votre responsabilité.
Je transmets ce oui oral au metteur en scène, mais Nichet n’était pas Vitez, il ne voulait pas travailler sans accord écrit.
Dans son désir d’être fidèle au texte, il avait pris des acteurs noirs venus d’Afrique, de Madagascar et d’Haïti. Je n’assistai que peu aux répétitions, étant sortie récemment de l’hôpital. Il s’agissait davantage d’un théâtre visuel que d’un théâtre de texte. Les décors très vivants et les costumes splendides évoquaient un peu un show à l’américaine, une mise en scène pleine de trouvailles tendait à mettre au second plan la langue somptueuse de Césaire.
Le festival de Montpellier, celui d’Avignon, la tournée à travers la France qui se termina au Théâtre de l’Est parisien connurent un immense succès. À Paris, on joua à guichets fermés, la salle était comble… de jeunes.
Nichet avait-il raison ? Fallait-il adapter la pièce au goût du jour ou fallait-il être fidèle à l’ambiance dans laquelle elle avait été créée ?
Face à cette réussite, Césaire et moi sommes restés étonnés et pensifs.
Les années passèrent. Césaire vieillissait et ne venait plus en France. Je vieillissais, je n’allais plus en Martinique.
Vers 1997, je reçus un article intitulé Aimé Césaire : Biologie et Poétique. L’auteur était René Hénane, médecin-général du Service de Santé des Armées, il me demanda mon avis. Je fus très intéressée par cette approche originale, si éloignée des éclairages habituels. Je lui conseillai d’en faire un livre et je me tins à sa disposition pour l’introduire dans le milieu littéraire césairien. Quand le manuscrit fut terminé, il me l’envoya, je le lus très attentivement et le recommandai chaleureusement à mon éditeur, Jean-Michel Place, avec qui nous avions déjà publié la revue Tropiques. Le livre fut un succès. Nous sommes devenus de grands amis et nous avons souvent passé des vacances ensemble. Un après-midi de printemps, je présentai le nouveau critique à Césaire et insistai sur l’originalité de son point de vue. Je le présentai également auprès des amis césairiens. Hénane se passionna pour le poète et écrivit un deuxième livre, Les jardins d’Aimé Césaire, publié à L’Harmattan. Au moment de la parution de son premier ouvrage, je l’avais encouragé à éditer un Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire, ce qu’il fit de façon remarquable. La succession était assurée.