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Césaire, le Congo et le discours littéraire

En mars 1967, la présentation de La tragédie du Roi Christophe (1) à la salle du Jardin Zoologique de Kinshasa remporte un triomphe total. Au milieu des applaudissements et des criailleries des spectateurs, tous en chœur, ont exigé le retour sur scène des acteurs de la Faculté de Philosophie et Lettres. L’émotion est à son comble, lorsque nous gravissons péniblement les marches qui mènent vers l’estrade. Nous nous précipitons pour nous embrasser, nous féliciter.

Cette pièce avait été une œuvre unique. Envers et contre tous, les responsables de la troupe « Le Théâtre de la Colline » en avaient pris l’audacieuse initiative. Ils en avaient enduré les risques et les inconvénients éventuels. Ils en avaient déterminé les modalités et les risques politiques dans la dénonciation des dictatures naissantes. Ils en avaient ordonné les accessoires, les costumes requis, les robes somptueuses des “Duchesses”. Ils avaient sélectionné les accoutrements des “Altesses Sérénissimes et des chères chevalières”. À coups de colères mal contenues. À coups de gueule à l’endroit des autorités de l’Université Lovanium qui n’en approuvaient nullement le principe: une scénographie “nègre” au sein d’une institution érigée pour célébrer la “culture européenne”? Et pourtant, la pièce avait été créée par le théâtre de l’Odéon à Paris en mai 1965. Montée par Jean-Marie Serreau, elle avait été jouée à Bruxelles avec un succès retentissant.

Ce geste sonnait comme un anathème, un grand écart à la manière d’un péché capital. Une troupe: “Le Théâtre de la Colline”. Le Doyen en avait assumé les désavantages sournois. Les enthousiasmes suscités de la part des Acteurs en particulier et des Étudiants en général, avaient été au-dessus de ses espérances. Deux mois auparavant, la “première” avait eu lieu dans une “Salle de Promotion” bondée. La cohue des “descendeurs” et des “Jocoleurs coriaces” (ainsi se dénommaient les Étudiants qui préféraient les matrones de la Basse-Cité aux Restaurants universitaires, pour des raisons évidentes d’efficacité, laquelle ?) avait fait place à un public d’observateurs réfléchis, attentionnés. Ils étaient surpris surtout par la force de langage qui se dégageait du texte d’Aimé Césaire. Tant de similitudes avec les situations d’un Congo qui émergeait à peine des querelles des indépendances, et qui pressentait avec tellement de panique les premiers frémissements des horreurs dictatoriales.

Et il ne s’agissait pas que du seul Congo. Des Empereurs surgis de nulle part tel Bokassa 1er, des Tyrans de légendes comme Idi Amin Dada, le « dernier Roi d’Écosse » (2), ou encore ceux qui ont survécu à toutes les catastrophes naturelles et même géopolitiques au Gabon, au Congo-Brazzaville, au Cameroun, se sont comportés comme si Césaire leur avait tracé dans cette pièce un programme de confiscation du pouvoir et des libertés de leurs Peuples :

Christophe ! Pétion !
je renvoie dos à dos la double tyrannie
celle de la brute
celle du sceptique hautain
et on ne sait de quel côté plus est la malfaisance !
(43).

Car la tyrannie dégageait enfin un visage visible à travers le théâtre. À la salle du Jardin Zoologique, cette nuit illuminée d’un mois de mai débordant de splendeurs. En sanguinaire insaisissable, le Président de la République avait assisté à la pièce. Le voici qui demande à congratuler ceux qui avaient mené le jeu de la scène. Il s’est traîné lourdement jusque dans les coulisses. Le silence pesant. Les épaules lourdes. Réflexes suicidaires d’incomplétude. Shakehands appuyés, tapes sur les épaules, sourires onctueux d’une séduction vulgaire. Rictus enjoliveurs d’un despote ignoble, en dévoilant les coulisses de son propre jeu de massacre. Vilaines pensées, jusqu’à l’odieux.

La suite sera moins reluisante que les prémisses. Impressionné jusqu’aux tripes par les phraséologies impériales de Christophe, le futur “Guide Éclairé (Illuminé !)” se fera le devoir d’offrir des ripailles gigantesques à un groupe de “Représentants de la Troupe” conduits magistralement par le Doyen. Il se fait expliquer les réparties, les singeries brutales, les représailles politiciennes entre Christophe et Pétion. Une « explication de texte » et une analyse littéraire dans les règles de l’art : séquences et répliques dramaturgiques. Il insiste pour comprendre le sens de cette « haute pensée » véhiculée par l’horripilante “scène de couronnement”. Les conséquences ont été désastreuses: les mutations (mutilations) culturelles de la fausse “authenticité”, le changement de noms calqué sur le modèle des festivités de “Sans-Souci”.

Ces noms nouveaux, ces titres de noblesse, ce couronnement !

Jadis on nous vola nos noms !
Pierre, Paul, Jacques, Toussaint ! Voilà les estampilles humiliantes dont on oblitéra nos noms de vérité.
Moi-même
votre Roi
sentez-vous la douleur d’un homme de ne savoir pas de quel nom il s’appelle ? À quoi son nom l’appelle ?      Hélas seule le sait notre mère l’Afrique !
(37).

Le virulent discours prononcé avec panache au stade devait des foules de Militants reprend à la virgule près ces paroles de Christophe, si « mon Général et mon cher Compatriote » avait cherché lui aussi à « couvrir (nos) noms d’esclaves de noms d’orgueil ». Et le futur Maréchal Président-à-vie avait ironisé sur des prénoms sans complaisance comme celui de « Marie-France » porté par une « zaïroise authentique » ! C’était bien au nom « d’une nouvelle naissance » qu’il se réclamait des pouvoirs exclusifs.

Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas (59).

Et il va inciter tout le peuple à consacrer les journées de samedi aux travaux obligatoires sous peine des amendes considérables : « salongo alingi mosala ». Les activistes du Parti élaborent un programme des grands chantiers qui devaient amener son pays à la victoire et à la conquête suprême de la Liberté : « Objectif 80 ». Ainsi que le prédisait Christophe, « ce peuple doit se procurer, vouloir, réussir quelque chose d’impossible ! Contre le Sort, contre l’Histoire, contre la Nature » (62).

Le schéma ordonné dans La Tragédie du Roi Christophe sera poursuivi à la lettre, et même à la caricature dans tous les rouages administratifs et politiques. Le despote aurait pu reprendre sans repentir le cri de guerre de Christophe : « pour le reste (il tire son épée et la brandit) mon épée et mon droit ! » (23).

Oui, Christophe fut roi.

Roi comme Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et quelques autres. Et comme tout roi, tout vrai roi, je veux dire tout roi blanc, il créa une cour et s’entoura d’une noblesse (16).

Un acte similaire et d’une rhétorique aussi délirante aura marqué la naissance du « Parti unique » : le « Mouvement Populaire de la Révolution » ainsi que sa noblesse du « Bureau Politique » (3). Il est rendu public le 17 avril 1967 par le truchement du Manifeste de la Nsele.

Jusqu’aux coups de canon sur les récalcitrants, mimés à la caricature depuis la “Citadelle” hypothétique de Mont-Ngaliema. Sur le modèle de « Sans-Souci », il se fait construire un château de mille rêves dans le domaine Présidentiel de la Nsele (4), comportant une pagode chinoise de toutes les merveilles. Ensuite viendront les extravagances de Kawele, puis le Palace dispendieux de Gbadolite (tout en marbre d’Italie et des lustres en dorures) de pas trop triste mémoire, dénommé affectueusement « Versailles of the Jungle » (5).

La répression des Étudiants procède peut-être de ces mimiques imbéciles. Notre Doyen le déplorera avec beaucoup de tristesse dans la voix. Son premier véritable déchirement, par l’intermédiaire de la dramaturgie…

Hélas ! Mon Histoire à moi est plus triste ! C’est l’histoire d’un pauvre homme. Il dormait, paraît-il, sous sa véranda, à une heure indue. Je veux dire à une heure non prévue par le code Henry. Le roi l’aperçoit du haut de la Citadelle, au bout de la lorgnette. Mes aïeux ! Quelle colère ! Il appelle un officier. Ils entrent dans la galerie aux canons. Vous devinez la suite ! (78).

Un répertoire significatif suffirait pour établir ces parallélismes obsédants :

La Tragédie du Roi Christophe l’authenticité au Zaïre

  • la Citadelle au Cap Haïtien :                   la forteresse du Mont-Ngaliema
  • le Château de Sans-Souci la Pagode de la Nsele

le Château de Marbre de Gbadolite

  • le changement des noms                         les « postnoms » de l’Authenticité

Césaire avait fait irruption dans nos mémoires à la manière d’un Hurricane, renversant les habitudes et les comportements de peurs qui se propageaient insidieusement dans la communauté universitaire, avec le surgissement des dénonciateurs payés grassement par les « Services de sécurité » tout comme Hugonin dans le théâtre. « Haïti » devenait ainsi notre territoire d’émergence dans l’Histoire des Peuples Noirs. Aucun d’entre nous n’en avait une idée précise. Mais les images nous hantaient, nous fascinaient. Et l’imaginaire s’enflammait au milieu de la poésie incantatoire d’un « Grand Poète Noir ». Lors de mon premier voyage à Port-au-Prince et au Cap Haïtien en 2000, ces rêveries avaient pris une tournure plus vertigineuse, et je suivais les traces de Césaire autour de la Citadelle à la manière d’un somnambule.

L’année suivante (1967), à l’instigation de l’un des acteurs qui préparait son mémoire sur la pièce, notre troupe se propose de jouer un autre Césaire : Une saison au Congo (6). La Faculté avait pris l’heureuse initiative d’inviter le Poète Martiniquais pour la circonstance et sa réponse affirmative écrite de sa main avait provoqué en nous une effervescence proche d’une hystérie collective. Nous avions préparé fiévreusement des récitals, rivalisant d’imagination et d’astuces poétiques singulières. « Césaire à Kinshasa ! » Il y deviendrait facilement le « Joueur de sanza », personnage important derrière lequel il s’était dissimulé pour dénoncer ce grand « complot international » contre Lumumba. La nouvelle nous électrisait dans nos délires les plus désastreux.

Mais voilà que les sbires du C.N.D., les pas trop tristes services de sécurité infiltrés sur le Campus surgissent pendant une répétition et nous dispersent à coups de bâtons. Les Aînés sont traînés dans les cachots souterrains, torturés, humiliés.

La raison ? Nous ne la connaîtrons que bien tard : pris d’une colère abrutissante, le despote accusait ostensiblement Césaire d’avoir été informé par les services secrets belges et français. En effet, la pièce comportait trop de scènes qui ne pouvaient être connues que des seules personnes ayant commandité ou ayant assisté à l’assassinat de Lumumba : le poignard dans le cœur par exemple.

À cette période en 1967, beaucoup de détails autour de la « Mort du Prophète » (7) n’avaient pas encore été divulgués, et la félonie du « Colonel » longtemps Secrétaire particulier de Lumumba dans cette tragédie avait toujours été niée ostensiblement à chacune de ses apparitions publiques. Il avait même proclamé Lumumba « Héros National » (1966) devant le Peuple au point d’ériger un monument imposant (longtemps inachevé) à Limeté, un haut lieu stratégique de Kinshasa. Il s’était toujours évertué à accuser les « Noko » (les Belges) qui avaient armé le bras de Tshiombé et de Munongo pour perpétrer le meurtre. Certains des collègues qui tournoyaient dans les cercles du pouvoir nous avaient même avertis que s’il se permettait de fouler le sol du Congo, Césaire courait les risques d’une mort inopinée : empoisonnement, accident ou tout autre scénario catastrophe. Tout en finesse et comme un Roi-Mage « averti dans un songe », le Poète Martiniquais avait prévenu les autorités de l’Université par une lettre qui sera retrouvée plus tard : il savait d’avance ce qui se préparait contre lui, et il se réservait le droit de rendre publique cette conjuration macabre ourdie contre sa personne.

En relisant Une saison au Congo, il apparaît trop clairement qu’il avait eu de la tragédie congolaise une vision prophétique que les événements les plus terribles n’ont jamais démentie jusqu’à une époque récente. La version d’une « conspiration soutenue par les gouvernements occidentaux pour l’élimination physique de Lumumba » semble admise à l’unanimité actuellement. Cependant, dans les années 1960-1970, il était difficile de croire en la mauvaise foi des Belges appuyés par les autres puissances occidentales. Il fallait un « esprit tordu » comme celui de Césaire pour concevoir des séquences d’un cynisme diabolique de la part des antiques colonisateurs du Congo belge.

Il faut reconnaître qu’à l’époque où se préparait la mise en scène de cette « Tragédie », ils n’étaient pas nombreux les Étudiants inscrits aux enseignements de la faculté des lettres de la célèbre Université Lovanium de Kinshasa qui avaient entendu parler des Écrivains Noirs. Les textes étaient rares et les programmes des « candidatures » (l’équivalent du premier cycle français) et même ceux des « licences en philologie romane » (le niveau de la maîtrise) qui avaient été calqués scrupuleusement et à la virgule près sur ceux de l’Université de Louvain en Belgique, n’avaient pas pensé à les inscrire sur les libellés officiels, encore moins dans les syllabus didactiques.

La « Négritude » était abordée avec parcimonie en début de la licence en tant que « cours à option », sans beaucoup d’attrait pour les Enseignants qui eux-mêmes ignoraient totalement les tenants et les aboutissants de cette « curiosité idéologique ».

Cependant, quelques recueils de poésie trônaient magistralement dans les rayonnages de la bibliothèque du Département : Éthiopiques (8), Chants d’ombre, et en plus lumineux, le Cahier d’un retour au pays natal (9). Toutefois, ils étaient conservés dans une armoire fermée comme un coffre-fort à double tour, et qui n’était accessible qu’avec une autorisation expresse du Doyen de la Faculté. Un « Tabernacle » et un « ostensoir » au sens liturgique du terme et la métaphore religieuse n’est pas excessive. Plus tard, lorsque les autorités « académiques » avaient fini par admettre l’inscription de ces œuvres au programme, les Étudiants tentés de poursuivre leurs études dans ce domaine étaient obligés de recopier à la main le recueil entier, et de mémoriser les passages les plus significatifs pour leurs travaux de mémoire ou les dissertations trimestrielles.

À mon arrivée Paris en 1974, j’ai dû courir à la rue des Écoles dans la librairie de « Présence africaine » pour me procurer le Cahier : un viatique pour mes futures thèses. J’en tremblais de saisissement et l’émotion demeure intacte à ce jour.

L’année suivante, au détour d’un Colloque organisé à l’UNESCO de Paris, j’ai pu contempler le visage éblouissant de Césaire. Regards embués d’étonnements, la joie insaisissable d’une découverte essentielle. Nous avons parlé de Kinshasa et de ce voyage périlleux autour de « La Tragédie du Roi Christophe ». Il me fournissait d’autres détails plus pittoresques, tout en déplorant les dictatures qui ravageaient alors plusieurs pays d’Afrique.

Il avait fallu le revoir en 1994, lorsque le Cahier et le Discours sur le colonialisme avaient été inscrits au baccalauréat en France. Des journées d’études avaient été organisées dans chaque région par le « Centre Régional de Documentation pédagogique » pour préparer les Enseignants des Lycées à l’enseignement des œuvres de Césaire. Une circonstance particulière qui m’avait permis de parcourir l’hexagone de Nantes à Strasbourg, de Lille à Grenoble, jusque sur les hauteurs lumineuses de la Corse. Ainsi que cela arrive souvent au pays de la Gaule, le gouvernement de la droite qui avait obtenu la majorité lors des élections législatives la même année n’avait pas trouvé mieux que de supprimer « Césaire » au programme. Sa colère avait été sans limites, mais cela est une autre affaire…

Le Poète, le Prophète. Et le bruit court que le Baobab s’est arc-bouté sur ses racines, là, au milieu des champs d’étoiles scintillantes. Il demeure inébranlable, indestructible.

Le Poète, le Prophète. Césaire !