Résumé
L’idée d’une double inscription est présente dans les mythes d’origine des sociétés africaines, chaque ethnie affirmant que ses ancêtres sont venus d’ailleurs ; en général, ils étaient d’une autre ethnie et ont fondé celle-ci en s’établissant au lieu où vit le groupe actuellement. Dans la plupart des cas, ces étrangers, arrivés dans une brousse, nouent des alliances avec les génies tutélaires, qui leur permettent de s’y établir et de fonder des villages. Dans certains cas, des étrangers arrivés dans un lieu, y trouvent des autochtones auxquels ils imposent leur mode de vie et d’organisation sociale et culturelle ; ces étrangers accaparent le pouvoir politique et laissent aux premiers occupants les fonctions religieuses. Les étrangers imposent leurs ancêtres aux autochtones qui, eux, plus proches de la nature, s’occupent des cultes réservés aux génies. Certaines vont même jusqu’à dire que leurs ancêtres sont tombés du ciel. On trouve aussi des « mythes de la caverne » : des étrangers civilisés, dotés de culture, arrivent dans un lieu, y trouvent des troglodytes, des hommes primitifs, des êtres mi-animaux, mi-humains, ne possédant pas le langage articulé, avec qui ils réussissent à entrer en communication, et c’est de cet échange que naît le groupe (fécondation par la parole). Ce texte propose une interprétation symbolique de ces théories de la double origine du groupe.
Mots clés : Mythes d’origine des ethnies – Ancêtres – Génies – Roman familial – Fantasmes originaires
Abstract
The idea of double enrolment is present in myths of origin in african societies, every ethnical group asserts tha his ancestors have come from elsexhere ; in general, they were from another ethnical group and have founded the new one while settling where the group lives at present. In mos cases, these foreigners who have arrived in a bush buil alliances links with tutelary spirits who allow them to settle there and found villages. In Some cases, foreigners who come to an area find aurochtones to whom they impose their living modes, their social and cultural organization; ; these foreigners impose their ancestor to the autochtones who in turn are closer to nature care of ceremonies reserved to the spirits. Some even sare say that their ancestors have fallen from the sky. We also find « cavern myths »: civilisez foreigners, endowed with culture, come to a area, find there troglodytes, primitives men, hal-animal and half-human being, possessing no articulated language, with who them succeed in establishing communication ans it is from this exchange that the group is born (fecondation out of speech). This text proposes a symbolic interpretation of these theories of the double origine of the group.
Key words: Ethnical group myths of origin – Ancestors – Spirits – Family novel – Originairy fantasies
Introduction
L’ancêtre peut être opposé au sorcier selon un axe vertical et structural (ce dernier distinguant les forces de vie – le jour – de celles de mort – la nuit). Il y a aussi un autre axe, tout aussi important : la perspective horizontale. Michel Izard (1992) distingue ces deux perspectives en termes d’étendue et de durée : « La durée s’oppose à l’étendue comme une instance d’ordre (d’ordination, d’ordonnancement) à une instance de désordre ». C’est dans la société mossi qu’il dégage cette dichotomie : « Deux logiques sont en cause : une logique de l’étendue, associant humains et génies, à laquelle est assujettie l’individuation, une logique de la durée, la socialisation. » 1) Les génies vivent dans l’espace sauvage de la brousse, et les humains dans l’espace culturel des villages. Mais la frontière entre les deux est poreuse, car, non seulement les humains se rendent quotidiennement dans la nature, mais aussi, les génies vivent au milieu des humains et interviennent dans la reproduction biologique. En revanche, la coupure entre le lieu des morts et celui des vivants est plus nette, malgré les rares incursions de l’ancêtre auprès de ses descendants. 2) Un second principe de séparation met en scène la visibilité et l’invisibilité, qui n’a de sens, à vrai dire, que dans la distinction entre génies et humains. Les génies peuvent adopter une apparence humaine, en dehors de laquelle ils restent invisibles. 3) On peut aussi distinguer les ancêtres des génies en les considérant dans leurs rôles respectifs par rapport aux deux principaux événements de la vie des humains : la naissance et la mort. A la naissance, l’enfant est encore lié au monde des génies. La mort ouvre à l’individu une possibilité d’accès au monde des ancêtres. Les génies ne naissent ni ne meurent. Les ancêtres naissent ancêtres après leur mort humaine, mais ne meurent pas (en tout cas tant qu’ils ont une descendance agnatique au milieu de laquelle une de leurs composantes peut s’incarner). 4) Les ancêtres constituent des agents de socialisation, ils ont une fonction de liaison, inscrite dans la continuité ; les génies sont des agents d’individuation, ils ont une fonction de différenciation, qui s’inscrit dans la discontinuité. « L’étendue sépare ce que la durée lie, […] l’étendue code le message de la durée. » 5) « Dans ce système […], la destinée est menacée par deux altérations majeures, l’une liée à la durée et induite par elle : la mort, l’autre liée à l’étendue et produite par elle : la folie. [.,.] Ce sont les ancêtres qui tuent et les génies qui rendent fous. […] La mort est inéluctable tandis que la folie peut ne pas advenir et […] son apparition dans le cours de la vie n’introduit pas une coupure absolue entre un avant et un après qui serait sans retour. La mort est l’issue de la vie ; la folie accompagne la vie comme menace permanente, son développement résultant d’un engagement dans un processus de « perte » de soi réelle ou symbolique dans le monde non humain, celui de la nature sauvage et des génies. »
Les notions d’« ethnie » ou de « lignage » connaissent depuis quelques décennies des débats portant sur leur contenu réel, sur ce qui en fait l’unité, ni ce qui distingue une ethnie d’une autre avec laquelle elle partage une certaine communauté culturelle. Il est en effet entendu que les « érudits » africains s’approprient actuellement l’image que les premiers ethnologues leur ont donnée d’eux-mêmes, puis la diffusent en direction du monde rural [1]. Ce qui explique les grandes précautions oratoires et l’insistance sur les difficultés à accéder à la réalité de l’objet – les différents points de vue recueillis étant tous suspectés de subjectivité – avec lesquelles les données de terrain sont aujourd’hui présentées. D’où aussi la grande exigence méthodologique qui impose que les problèmes de définition des notions [2] et d’élucidation des conditions de l’enquête priment sur l’exposé des résultats de la recherche. Ces différentes attitudes consistent en une pratique du doute philosophique, qui décolle de la croyance immédiate prisonnière des sens, passe par l’étonnement puis par la critique, pour aboutir à la remise de l’objet sur le métier (Botte, Boutrais & Schmitz, 1999).
Pour ma part, je ne partage pas ce relativisme épistémologique qui porte sur les conditions de la connaissance et fait dire que l’objet étant perçu avec les pseudo-savoirs sous lesquels les générations antérieures l’ont enterré, il se révèle être une sorte d’illusion, quelque chose de fabriqué, d’inventé même (Dozon, 1985) ; puis, dans un second temps, fait ajouter qu’étant donné qu’une fois dépouillé de ses enveloppes fallacieuses, l’objet résiste quand même à se laisser dissiper comme une illusion, il faut chercher à savoir sur quel noyau repose sa consistance, ce qui fait qu’il existe. Je ne partage pas davantage la conception qui veut que les identités se propagent des élites urbaines vers les campagnes et que l’ethnologue d’aujourd’hui ne retrouve sur le terrain que les théories élaborées par les premiers ethnologues. Cela peut probablement arriver, mais le propre d’une exception est qu’elle ne constitue pas la règle.
La lecture du livre de Piero Coppo, tiré d’une longue expérience, non pas de recherche, mais de vie en pays dogon – l’une des ethnies les plus « ethnologisées », si l’on peut dire – suffirait d’ailleurs à relativiser ce point de vue. [3]
La présente réflexion suit ces deux directions : qu’y a-t-il sous le masque du génie ? et qu’en est-il de l’ethnie de l’ancêtre, c’est-à-dire : pourquoi les ethnies, les lignages, les villages affirment-ils avec autant d’unanimité que leur ancêtre fondateur est un étranger ? (Il ne suffit pas ni de dénoncer le caractère fantaisiste de ces récits, ni de leur chercher une rationalité qui trouverait appui sur la réalité historique – métissage originel ou paganisme blanc (Amselle, 1990) -, mais bien d’expliquer le fait qu’ils soient récurrents et se présentent sous la même allure qui leur donne un aspect contraignant). La réponse est-elle à chercher du côté de l’histoire comme on le pense (Chrétien & Prunier, eds., 1989) ou bien la question des origines mérite-t-elle une approche bien spécifique, constitue-t-elle un objet de recherche et de réflexion à part entière ? Il va sans dire que c’est cette dernière alternative qui a ma faveur.
Pour ce qui concerne notamment la participation du génie à la reproduction humaine, j’ai expliqué ailleurs (Barry, 2001) que les Mossi disent, sans y croire, que les génies doivent participer à l’accouplement pour le féconder. Cette disjonction entre discours et croyance me semble tout à fait fondamentale. [4]
Il s’agit donc, dans chaque cas, non pas de la réalité des origines, mais de discours sur les origines [5], origine biologique de chaque individu d’un côté (génie), origine du groupe, du lignage, de l’ethnie de l’autre côté (ancêtre). Les origines ne sont pas une réalité à découvrir, un tout cohérent à reconstruire, elles sont constituées de fragments de récits, d’espèces de « romans des origines » (Robert, 1972), il s’agit d’une réalité nécessairement diffractée. L’obsession de l’histoire, dans ce cas, conduit d’abord à une zone inéluctable d’indéterminations, et aboutit très vite à l’obligation de choix arbitraires entre différentes versions : on ne peut pas ressusciter le passé, nulle part il n’est conservé intact. L’objet de la recherche est, non plus les origines, mais l’originaire, c’est-à-dire : mythe, récit, fantaisie sur les origines [6].
J’ajoute à ces questionnements que mon hypothèse est que les ancêtres et les génies africains appartiennent au registre du grand Autre que le philosophe Dany Robert-Dufour, s’inspirant de Lacan, donne à cette sphère extérieure à partir de laquelle s’organise, s’ordonne et se déploie l’expérience humaine : « Au centre des discours du sujet se trouve donc placés une figure, un ou des êtres discursifs, auxquels il croit comme s’ils étaient réels – des dieux, des diables, des démons, des êtres qui, face au chaos, assurent pour le sujet une permanence, une origine, une fin, un ordre. L’Autre permet la fonction symbolique dans la mesure où il donne un point d’appui au sujet pour que ses discours reposent sur un fondement. Sans cet Autre, l’être-soi est en peine, il ne sait plus en quelque sorte à quel saint se vouer, et l’être-ensemble est, de même, en péril, puisque c’est seulement une référence commune à un même Autre qui permet aux différents individus d’appartenir à la même communauté. L’Autre, c’est l’instance par quoi s’établit, pour le sujet, une antériorité fondatrice à partir de laquelle un ordre temporel est rendu possible. C’est de même un « là », une extériorité grâce à laquelle peut se fonder un « ici », une intériorité. Pour que je sois ici, il faut en somme que l’Autre soit là. » (Robert-Dufour, 2001).
Cette extériorité et cette étrangèreté de la figure de l’Autre fondateur éclairent d’un jour nouveau les mythes freudiens de fondation : celui du Père de la horde tout d’abord, avec sa figure quasi animale (Freud, 1965 [1912-1913], celui de Moïse ensuite, dont Freud voudra mordicus qu’il soit étranger au peuple juif (Freud, 1948 [1939].
L’ETRANGETE DES GENIES ET L’ALTERITE DES ANCETRES
II y a un fait insistant, récurrent en Afrique dans les mythes et les récits d’origine des groupes. Chaque groupe affirme être d’une origine étrangère : les ancêtres sont toujours venus d’ailleurs. En général, ils étaient d’une autre ethnie et ont fondé celle-ci en s’établissant au lieu où vit le groupe actuellement. Certaines vont même jusqu’à dire que leurs ancêtres sont tombés du ciel.
Dans la plupart des cas, ces étrangers, arrivés dans une brousse, nouent des alliances avec les génies tutélaires, qui leur permettent de s’y établir et de fonder des villages. On trouve aussi des « mythes de la caverne » : des étrangers civilisés, dotés de culture, arrivent dans un lieu, y trouvent des troglodytes, des hommes primitifs, des êtres mi-animaux, mi-humains, ne possédant pas le langage articulé, avec qui ils réussissent à entrer en communication, et c’est de cet échange que naît le groupe (fécondation par la parole). Dans certains cas, des étrangers arrivés dans un lieu, y trouvent des autochtones auxquels ils imposent leur mode de vie et d’organisation sociale, leur culture ; ces étrangers accaparent le pouvoir politique et laissent aux premiers occupants les fonctions religieuses ; les étrangers imposent leurs ancêtres aux autochtones qui, eux, plus proches de la nature, s’occupent des cultes réservés aux génies.
Par exemple, les premiers habitants du pays lobi (Burkina Faso, Côte d’Ivoire) seraient les Teésé : « Nous avons aussi recueilli des renseignements assez différents et d’ailleurs controversés. Nous ne pouvons ici que les rapporter, sans prétendre tirer des conclusions, ce qui demanderait une étude plus approfondie ; au reste, ils ne donnèrent guère d’éclaircissements sur la provenance de ce petit groupe dont l’arrivée semble antérieure à celle des Lobi, puisqu’ils sont reconnus dans toute la région de Gaoua comme maîtres de la terre et des eaux ». Un informateur explique que les Teésé « sont venus des environs de Bamako (Mali), après avoir traversé la région de Bobo-Dioulasso. Leurs ancêtres, à l’arrivée des premiers Lobi qui les questionnaient sur leurs origines, auraient répondu qu’ils étaient descendus du ciel, en file, liés les uns aux autres au moyen d’une chaîne. » (Père, 1988 : 80-81). En pays Ashanti (Ghana), « les habitants des régions les plus anciennement occupées continuent à raconter, dans de nombreux mythes […] que « leurs ancêtres » avaient émergé d’un trou ou étaient descendus du ciel, au lieu qu’ils continuent d’occuper. » (Owusu-Sarpong, 2000 : 47-48).
En général, les ethnologues opèrent des sélections parmi ces mythes, en rejettent les plus « incroyables » et, à force de rationalisations, proposent l’histoire de leur ethnie. Tant qu’on ne travaille que sur une ethnie, l’invraisemblance de ces constructions peut ne pas apparaître. Mais quand on lit des études concernant différentes ethnies, et qu’on s’aperçoit qu’à suivre les ethnologues, il faudrait admettre qu’il n’est pratiquement aucun lieu en Afrique dont les occupants ne soient venus d’ailleurs, ni d’ethnie dont l’histoire ne diffère de celle des autres, on commence à s’apercevoir de la difficulté, et à penser que ces théories (de la double origine du groupe) méritent une interprétation plus symbolique qu’historique.
Nionossé et Mossi
On s’accorde largement aujourd’hui sur le fait que la société mossi est composée de deux groupes : les autochtones Nionossé et les conquérants Mossi originaires du Dagomba ; les premiers détiennent un savoir qui leur permet de gérer la terre et la pluie, et les seconds le pouvoir de régner sur les hommes (Izad, 1985). Les raisons invoquées plus haut m’ont conduit à chercher à voir si cette certitude solidement ancrée n’était pas discutable. Ces recherches m’ont permis de découvrir un travail sur les Nionossé réalisé par Robert Pageard (1963), qui, lui, se montre plus circonspect sur cette idée, remontant à Delafosse (1912), d’une occupation dagomba sur une partie du pays et d’une fusion entre Nionossé et Dagomba ailleurs.
« II nous fut immédiatement précisé que les Nionossé étaient les premiers habitants du pays, qui avaient pactisé avec les guerriers mossi venus du Sud à une époque reculée. Ces précisions n’apaisèrent pas notre soif car il nous apparut assez vite qu’il ne subsistait aucune langue nionoga [sing. de Nionossé] distincte du moré [langue des Mossi] – en tant que langue publique vivante – et que le sondré [patronyme] Sawadogo [nom de famille le plus répandu chez les Nionossé] était lui-même issu de la langue moré, « sa » désignant le ciel et « wadgho » l’idée de tache claire, d’où la signification globale de « nuage ». » Par ailleurs, les Nionossé ne présentent pas de traits physiques distincts des Mossi. La question mérite donc d’être posée de savoir s’il s’agît d’une fraction des Mossi ou de vestiges d’une ethnie ancienne. Le fait que les chefs de terre soient nionossé et les gens du pouvoir mossi ne peut donner lieu à aucune conclusion puisque cette opposition entre Maîtres de la terre et Maîtres de la force se retrouve dans beaucoup d’autres ethnies dont les Dagomba eux-mêmes : les Nouna, les Katséna, les Foulsé, etc.
Les mythes d’origine peuvent être répartis en deux groupes principaux : les mythes à caractère chtonien d’une part, les mythes à caractère céleste de l’autre.
Mythes d’origine chtonienne
Le mythe d’origine typique du Oubritenga (région de Ouagadougou) se range dans le premier groupe. « L’ancêtre mythique des Tengbisi [« fils de la terre », équivalent de Nionossé] porte le nom de Tenghin-Poussoumdé. Cette expression, dans laquelle figure le verbe « pusi », « percer » et « apparaître à la surface », indique que cet ancêtre sortit d’une fente de la terre. II eut pour seul fils Bassi (littéralement : « Laissez ! »). Bassi est le dernier ancêtre commun de tous les Tengbisi. A partir de lui, ils se divisèrent en deux grandes familles, celle des Nionossé proprement dits, chefs de terre, et celle des Sikomcé ou Sirkomcé. Les Nionossé sont issus des deux premiers fils de Bassi, deux jumeaux dont le premier s’appelait Kellé-Tinga et le cadet Boud-Yaré. L’ancêtre des Sirkomcé se nomme Zoalga. Il avait le même père (Bassi) que les deux jumeaux, mais non la même mère. Berger, il vivait habituellement en brousse et se passionnait pour les danses masquées auxquelles se livraient les Kinkirsi [« génies de la brousse », mais aussi «jumeaux »], génies sylvestres. Ceux-ci lui apprirent à fabriquer les masques, à les honorer et à exécuter les danses. C’est ainsi que Zoalga devint le fondateur des sociétés dites Waongo (masques) qui comportent des rites d’initiation spéciaux. »
Mythes d’origine céleste
Pageard a aussi recueilli des versions extraterrestres de l’origine des Nionossé. A Kaya par exemple, on explique que les premiers occupants sont descendus du ciel à l’aide de bandes de cotonnade. On dit aussi que les Nionossé, autochtones, ont un jour accueilli un être mystérieux venu du ciel dans un abri métallique ; l’union avec cet être a donné naissance aux Foulsé.
Selon le chef du village de Boinsa (qui signifie « Mendiant ») dans l’Oubritenga, les Nionossé sont issus d’un homme nommé Guisga (« fil de chaîne ») et de son épouse Pandé (« fil de trame ») qui vivaient au ciel et descendaient de temps en temps sur terre en glissant sur une corde. Un jour ils trouvèrent les enfants de Naba Oubri qui se baignaient dans un marigot, jouèrent avec eux puis remontèrent au ciel. Cela devint une habitude. Puis ses enfants informèrent Naba Oubri de l’existence de ces deux êtres. Il leur conseilla de couper la corde pour qu’il leur devînt impossible de repartir ; ce que firent les enfants. Ils conduisirent le couple, prisonnier sur terre, à leur père qui demanda sa soumission en échange de tout ce qu’il souhaitait obtenir. « Le nom de Boinsa, (« mendiant »), rappellerait cette faculté qu’ont les descendants de Guisga et de Pandé d’exiger beaucoup des descendants de Naba Oubri ». (Pageard ajoute que cette même version existe aussi chez des peuples du Togo et du Dahomey).
Le fait que les principaux noms portés par les Nionossé évoquent le ciel, le vent, les nuages, la pluie, viendrait de cette origine céleste.
Mythes intermédiaires
II existe aussi des mythes intermédiaires, se situant entre ces deux versions : « On serait tenté de conclure que les mythes d’origine des Nionossé se divisent en deux groupes : des mythes à caractère exclusivement chtonien […] et des mythes à caractère céleste. […] Ce serait une erreur car les ancêtres des Nionossé de Boinsa, c’est-à-dire le couple Guisga-Pandé, sont réputés s’être « enfoncés » dans le sol. […] Le Kamsaoghin Tengsoba (Ouagadougou), parent du Boinsa Naba, rapporte de son côté que l’ancêtre Souti s’enfonça de peur dans la terre à l’arrivée de Naba Oubri. Son bâton fourchu (dayaghré) qui émergeait encore, révéla sa présence. Malgré les injonctions de Naba Oubri, Souti refusa de sortir mais indiqua au nouveau chef que son pays connaîtrait la prospérité s’il sacrifiait annuellement cent animaux de chaque espèce sur une pierre placée à l’endroit de sa disparition. » (De tels mythes, à la fois chtoniens et célestes, existent aussi chez les Dogon).
Mythes d’alliances politiques
Selon d’autres mythes, les Nionossé du Oubritenga auraient sollicité une alliance politique avec les Mossi ; cette alliance, pour être bien scellée, doit être soutenue par une alliance matrimoniale.
La tradition princière de Ouagadougou raconte que les Nionossé demandèrent à Naba Zougrana, qui régnait sur la région de Tenkodogo, de leur envoyer un de ses fils pour les défendre contre les Ninissi qui les pillaient régulièrement. Pour avoir un lien de parenté avec ce fils, ils envoyèrent une de leurs filles, Pougtoenga (« la femme à barbe »), à Naba Zoungrana. Quand celle-ci arriva à destination, les Nionossé firent naître un vent violent qui arracha le toit de la case de Naba Zoungrana qui dut se réfugier dans une bergerie (« oubri ») où l’attendait Pougtoenga. Ils s’y unirent et donnèrent naissance à Oubri. Quand celui-ci eut sept ans, les Nionossé, venus pour choisir leur futur chef parmi les enfants du roi, le reconnurent et le rendirent magiquement boiteux pour le distinguer des autres princes. « Lorsqu’Oubri atteignit l’âge de combattre, les Nîonossé de Guiloungou l’accueillirent. Grâce à son infirmité, ils le reconnurent et en firent leur chef. Le Tengsoba de Kouila pense que tous ces faits se produisirent à l’époque de Bassi. »
A Laï, on raconte qu’Oubri rencontrait d’importantes difficultés pendant ses guerres de conquêtes dans la région. En effet ses soldats étaient systématiquement frappés d’un mal mystérieux et mouraient. Il envoya sa fille pour connaître l’origine de ce mal. Elle s’y maria et eut un fils. Quand celui-ci eut 3 ans, elle découvrit enfin l’astuce ; les Nionossé répandaient sur le sol de petites épines empoisonnées. Elle retourna chez son père pour le lui expliquer. Oubri fit confectionner des sandales en peaux de bœufs pour ses soldats qui purent conquérir ce territoire. La princesse resta chez son père mais les habitants de Laï réclamèrent son fils pour qu’il devînt leur chef.
Ponctuation
On voit ainsi que la mythologie historique sur les Mossi n’a pu s’édifier et se cristalliser que par l’élimination de la plus grande partie des versions que les traditions orales offrent de leur origine, et, d’autre part, grâce à une réinterprétation largement arbitraire d’une seule version de cette histoire au détriment de toutes les autres
La nature des génies
Chez les Mossi, les petits génies de la brousse (« kinkirsi » : à la fois « génies » et « jumeaux », sing. : « kinkirga ») font l’objet de soucis quotidiens. On leur attribue un rôle considérable dans le déroulement des choses de la vie. Ce sont des « êtres d’essence indéfinissable, tantôt corporelle, tantôt incorporelle » (Tiendrébéogo & Pageard, 1974), habitants d’un monde invisible mais bien réel : « Ce monde invisible, création du rêve, du cauchemar, de l’imagination ingénue, existe dans toutes les cultures : il engendre des pratiques religieuses dont l’incidence sur la vie courante est souvent plus grande que celle des systématisations que réalise l’intelligence d’une caste ou d’une classe autour d’un mythe. » Dans tout l’ouest africain, on retrouve ces êtres surnaturels ou numineux, lutins malins et farouches que sont les génies de la brousse. « Les kîkirsi forment […] tout d’abord une sorte de peuple double et, en principe, invisible, dont le domaine géographique affleure dans le nôtre par certains arbres privilégiés [..,] et par certains lieux ».
Ce sont des êtres puissants et rusés, mais timides et toujours mal à l’aise parmi les hommes.
Quand ils tentent de partager leur condition, ils se font jumeaux. Ce ne sont pas à proprement parler des bienfaiteurs, mais des êtres à honorer avec précaution pour éviter que leurs interventions soient défavorables à nos projets. Les sacrifices, qu’ils soient faits aux ancêtres, à la Terre ou aux kinkirsi, s’adressent tous accessoirement à ces derniers : on fait par exemple attention de ne pas y mettre d’aliment qu’ils sont censés ne pas aimer.
Par ailleurs « les kîkirsi jouent un rôle mal déterminé dans la conception des humains. Des offrandes au lieu ou à l’arbre hanté par tel kîkirga (emploi d’une écharpe à frange, exposition de friandises par exemple) sont utilisées par la femme mariée qui s’inquiète de ne pas être enceinte. Une naissance obtenue dans de telles conditions impose des obligations (choix du nom, sacrifices, respect du génie bienfaiteur et d’un ou plusieurs interdits. »
Avec les kîkirsi, on trouve aussi d’autres génies ; les bombana (singulier : bombande). Bombande signifie « chose étrange, inquiétante ». C’est un être invisible et puissant capable de se transformer en végétal (tamarinier) ou en humain (en général en jeune fille séduisante). On attribue généralement aux bombana la responsabilité des malformations de naissance.
Selon Joseph Ouédraogo (1968), les kinkirsi sont de petits êtres à forme humaine vivant en société comme les hommes. Ils résident préférentiellement sur des collines proches des villages, dans des clairières au milieu de la brousse ou sous certains arbres. Ils sont à la fois spirituels et matériels ; lorsqu’ils se matérialisent, ils prennent la forme d’un homme petit de taille. Ils peuvent être bons ou mauvais (ils peuvent par exemple rendre malade physiquement ou mentalement), mais en général ils ne sont méchants que lorsqu’ils ont été offensés. « Les Mossi reconnaissent également aux kinkirsi un pouvoir de fécondation des femmes. Les Mossi pensent que, normalement, c’est un kinkiriga qui entre dans une femme pour la rendre féconde et lui permettre d’être enceinte. Cette croyance est telle que lorsqu’une femme n’arrive point à concevoir, elle ou son mari font des sacrifices spéciaux pour implorer la clémence d’un kinkiriga afin d’obtenir un enfant. » Ces sacrifices doivent être faits dans des mares, sur une colline lorsqu’il y en a une à côté du village, dans la direction du village d’origine de la femme en prononçant le nom de la colline ou de la mare sacrées de ce village, ou carrément dans ce village.
On parle aussi souvent d’un enfant qui a un caractère difficile en disant qu’il s’agit d’un méchant kinkiriga.
Par ailleurs les enfants humains jumeaux sont des kinkirsi. Lorsqu’il s’agit d’une fille et d’un garçon, on les prénomme Poko (« fille ») et Raogo (« garçon »), lorsqu’il s’agit de deux garçons : Raogo et Rabi (« petit garçon »), et si ce sont deux filles : Poko et Pogbi (« petite fille »). Un enfant qui vient au monde après des jumeaux est appelé Kouka (« caïlcédrat »).
Notes
[1] « L’ethnologie a parfaitement accompli sa mission civilisatrice dans la mesure où les objets de l’étude sont devenus eux-mêmes les émetteurs d’énoncés ethnologiques (feed back). Dès lors qu’on a affaire à une sorte d’auto-ethnologie, il n’y a plus de distinction à établir entre le modèle local et le modèle de l’ethnologue, puisque les acteurs sociaux se définissent dans les termes de celui-ci. […] Cela se vérifie en milieu urbain africain puisque ce sont les élites qui énoncent les nouvelles étiquettes ethniques ; mais c’est également vrai en milieu rural puisque les identités urbaines se propagent des villes vers les campagnes. Par un étrange jeu de miroirs, les paysans restituent à l’ethnologue contemporain l’image que l’ethnologue leur a donnée d’eux-mêmes. » (Amselle, 1990 : 31). [2] « Alors que la définition de l’ethnie étudiée devrait constituer l’interrogation épistémologique fondamentale de toute étude monographique et qu’en un sens tous les autres aspects devraient en découler, on s’aperçoit qu’il existe souvent un hiatus entre un chapitre liminaire qui, pour peu qu’on s’y attarde, montre le flou relatif de l’objet, et le reste de l’ouvrage, où les considérations sur l’organisation parentale et la structure religieuse font preuve de la plus belle assurance. » (Amselle, 1999 [1985] : 11). [3] « En travaillant avec les paysans, les artisans, les commerçants, mais aussi avec les guérisseurs et les devins, en essayant de penser sur le même mode qu’eux la santé, la maladie, la folie, il nous est souvent arrivé de ne pas retrouver ce que nous avions lu dans les livres des ethnologues. Les Dogon eux-mêmes ne s’y reconnaissaient pas ; ils avaient, disaient-ils, l’impression que nous parlions d’autres gens, » « Au mois d’avril [1991] une prestigieuse revue d’anthropologie américaine publie un article d’un Hollandais qui a travaillé sur la falaise. Il y analyse le travail de Griaule et de ses collaborateurs en le confrontant avec les résultats de recherches plus récentes. Et conclut qu’il n’y a pas, derrière le discours explicite des habitants du plateau, une sagesse ésotérique, un système cohérent d’interprétation du monde. S’attardant sur les conditions dans lesquelles ont travaillé Griaule et ceux qui l’accompagnaient, il souligne que les attentions intéressées des informateurs d’une part, les attentes et les projections des anthropologues de l’autre, ont toutes contribué à créer un mythe : celui des Dogon, de leur cosmogonie, d’une culture qu’il s’agissait de « pénétrer » pour en dévoiler la nature au plus secret. Autrement dit, l’aventure qui fut celle de Griaule sur le plateau n’aurait pas débouché sur la découverte d’une culture africaine jusque-là insoupçonnée, mais sur la construction d’un mythe composite échafaudé aussi bien par les Blancs que par les interprètes et les informateurs locaux, beaucoup plus présents et plus actifs que les chercheurs ne l’imaginaient : une construction où se côtoient confusions, inventions et transcriptions de la réalité, fragments de mythes européens et africains amenés par les uns et les autres. » (Coppo, 1998 [1994] : 123 et 156-157). [4] « Dès que l’on s’inquiète des problèmes psychologiques que posent les croyances, on découvre qu’ils ont une très grande extension et se retrouvent assez comparables dans les domaines les plus différents. […] Les ethnographes nous rapportent les paroles étonnantes de leurs informants qui assurent qu’on croyait aux masques autrefois, et les ethnographes ne nous disent pas toujours clairement en quoi a bien pu consister le changement, comme si on pouvait l’attribuer à une sorte de progrès des lumières, alors que, s’il est probable que cette croyance a toujours été renvoyée à autrefois, encore faut-il savoir pourquoi. […] Le spectateur se pose en parfait incrédule devant les tours des illusionnistes, mais il exige que « l’illusion » soit parfaite, sans qu’on puisse savoir qui doit être trompé ; au théâtre il se passe quelque chose du même genre. » (Mannoni, 1969 [1964]). Voir Pontalis, 1988 [1978] : 139-156. [5] « Toute histoire – histoire personnelle, histoire d’un peuple – a besoin de se fonder sur une préhistoire. Les éléments dont elle est faite sont attestés par les anciens qui racontent, et grâce aux traces laissées par les morts, les tombeaux, les monuments, mais aussi les mots et les symboles ; ce sont des traces écrites (c’est l’Histoire), ou antérieures à l’écrit (c’est la Préhistoire). Mais l’histoire, la préhistoire, ne sont pas des livres de comptes fidèles, à l’image exacte du passé. Ce sont plutôt des livres de contes (au sens de « narration »), des constructions, dont la fonction est d’éclairer le présent et de mieux aménager l’avenir (c’est même la justification officielle de l’enseignement de l’histoire dans nos écoles). D’où le caractère particulier de cette construction au service d’un Etat, d’une politique, d’une idéologie. Même lorsque prévaut un effort d’objectivation, le désir modèle cette construction. C’est vrai de l’Histoire d’un peuple (exemple parmi bien d’autres : il suffit de voir comment, sur les deux rives de la Méditerranée, a été faite l’histoire de ce qui s’appelle d’un côté « la guerre d’Algérie » et de l’autre « la guerre d’indépendance »). C’est vrai aussi de l’histoire et de la préhistoire personnelles, rendues particulièrement malléables par les effets d’après coup. » (Perron, 2003 : 27). [6] « Le mythe s’inscrit aux fondements des rapports sociaux, […], il est, en quelque sorte, le rapport originel par lequel l’homme s’est senti puis pensé comme être social ». (Boccara, 2002 : 69).
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