A côté de la « grande » exposition Vinci du Louvre qui attire les foules au point de ne pouvoir y assister sans avoir acheté sa place plusieurs jours à l’avance, d’autres expositions qui se tiennent parallèlement à Paris, moins ambitieuses et moins saturées, méritent qu’on leur consacre quelques heures. Ainsi de celles actuellement au musée Maillol et au musée Jacquemart-André. Deux expositions d’autant plus intéressantes qu’elles se situent presque aux deux extrémités de l’histoire de l’art : la peinture italienne (XIIIe-XVIe siècles) avec des œuvres encore primitives pour les plus anciennes mais toujours d’une grande perfection formelle ; l’art naïf de l’autre, un art moderne mais d’amateurs, qui nous touche en dépit de ces maladresses involontaires.
Les Naïfs du musée Maillol
Dina Vierny (1919-2009) qui fut le modèle de Maillol (1861-1944) et la compagne de la fin de ses jours a tenu une galerie d’art naïf à Paris. L’exposition présente quelques artistes qu’elle a défendus : Louis Vivin (1851-1936), Séraphine Louis (dite Séraphine de Senlis, 1864-1942), Dominique Peyronnet (1872-1943), André Bauchant (1873-1958), Camille Bombois (1883-1970), René Rimbert (1896-1991), Ferdinand Desnos (1900-1958) et Jean Ève (1900-1968). Une sélection resserrée donc, qui ne saurait en aucune façon constituer un panorama significatif de l’art naïf, même réduit à la France. En contrepartie, elle permet de se faire une très bonne idée de l’œuvre des artistes exposés. L’accrochage thématique facilite en outre les comparaisons. Quelques tableaux d’Henri Rousseau (dit le douanier Rousseau, 1844-1910), hommage à celui qui est considéré comme le père fondateur de l’art naïf démontrent qu’il serait absurde de chercher un quelconque « progrès » dans cet art. On n’attend pas d’un Bauchant, par exemple, qu’il peigne « mieux » que Rousseau : Il peint plus mal ! Cela n’empêche pas qu’il puisse être apprécié, l’amateur d’art naïf ne jugeant pas les artistes à l’aune de leurs compétences en dessin académique.
Autant dire que la subjectivité, ici, règne en maître, tant du côté des artistes que des regardeurs. Les artistes, quant à eux, ne montrent jamais mieux leur imagination fantasque que dans les peintures de la nature, comme chez Henri Bauchant, pour ne citer à nouveau que lui, qui se peint à moitié caché par un massif de fleurs dont la taille apparaît, par comparaison, disproportionnée. Chats, singes, sangliers, chouettes, lions et perroquets envahissent des tableaux à côté desquels les natures mortes – pourtant regroupées dans une section intitulée « Les tables magnétiques » – apparaissent bien sages. Quant à la section des « Plaisirs quotidiens », elle met en exergue Bombois, lequel cultive un érotisme non dépourvu d’humour.
Contrairement à d’autres expositions consacrées à l’art naïf où le qualificatif de « naïf » ne soulève aucune difficulté, ce n’est pas toujours le cas ici. Ainsi de certains paysages marins ou, plus nettement encore, de l’œuvre entière de Jean Ève et de René Rimbert qui font preuve d’une maîtrise technique incontestable. Nulle naïveté, en effet, dans, par exemple, le tableau du second (qui n’était pas totalement autodidacte) en hommage à Vermeer avec une reproduction de la Jeune fille à la perle et un pan de mur lumineux évoquant la Vue de Delft tant vantée par Marcel Proust. Ce tableau savamment construit qui donne à voir à la fois l’intérieur d’une pièce et, à travers la fenêtre grande ouverte, l’extérieur, serait parfaitement à sa place dans une exposition consacrée à l’art « officiel ».
Qu’est-ce qui caractérise au premier chef l’art naïf sinon – paradoxalement ! – la volonté des peintres de reproduire exactement le sujet du tableau, comme chez Rousseau où toutes les feuilles d’une plante sont représentées les unes à côté des autres. Ce côté primitif des naïfs tient certainement au fait qu’ils sont en principe de purs autodidactes auxquels personne n’a appris comment il convient de tricher dans la représentation de la nature de telle sorte qu’elle ait « l’air » vraie. A contrario, les naïfs, en s’efforçant de copier exactement la nature, produisent de l’étrangeté. A cet égard, les marines de Dominique Peyronnet sont à la limite, hésitant entre la représentation qui se voudrait reproduction exacte de chaque vague et la méthode traditionnelle de la peinture qui met en œuvre les artifices nécessaires pour communiquer au spectateur la sensation qu’il regarde bien des vagues.
Les chefs d’œuvre de la collection Alana
Un événement assez extraordinaire que cette exposition de peintures pour une fois sorties de la demeure privée du couple de collectionneurs américains Alvaro Saieh[i] et Ana Guzman (d’où Alana). Des amateurs aussi éclairés que fortunés à en juger par la qualité des œuvres qu’ils ont accumulées.
Une photographie montre l’empilement des œuvres sur plusieurs niveaux dans leur appartement new-yorkais. Cet accrochage tout à fait contraire aux principes muséographiques actuels est restitué dans la première salle du musée Jacquemart-André, avec un résultat plutôt inattendu puisque loin d’être noyé sous une masse d’œuvres, le visiteur se sent plutôt agréablement immergé dans un univers merveilleux, immergé ou plutôt submergé par les couleurs éclatantes soigneusement restaurées, les ors des cadres et des tableaux.
La suite respecte l’ordre chronologique : « Les ors des primitifs italiens » (XIIIe-XIVe siècles), « Première Renaissance florentine » (début XVe, Paolo Uccello, Filippo Lippi, Fra Angelico), « Spiritualité florentine » (fin XVe, ateliers d’Andrea del Verrocchio et de Botticelli, Cosimo Roselli), « Grande peinture vénitienne » (XVIe, Jacopo Bassano, Tintoret, Véronèse), « La belle manière moderne à la cour des Médicis (XVIe, Pontormo, Bronzino), « Baroque » (fin XVIe-début XVIIe, Annibal Carrache, Orazio Gentileschi, Manfredi). La collection Alana donne à voir la grande transformation de la peinture au XVe siècle avec l’abandon des fonds d’or puis de la peinture à la détrempe sur bois au profit de la peinture à l’huile (moins brillante mais plus « vraie ») sur toile. Quant au XVIe siècle, il est celui où commencent à apparaître les sujets non religieux.
Les surprises abondent. Les peintres de la Renaissance pouvaient faire preuve d’autant de fantaisie que les naïfs. Comme Antonio Vivarini (actif de 1440 à 1476-1484) peignant saint Pierre Martyr exorcisant un démon ayant pris les traits d’une Vierge à l’Enfant (vers 1450). Ou cette descente de croix de Francesco Ubertini (ou Francesco d’Ubertino Verdi, dit Le Bacchiacca, 1494-1567) traitée sur un mode plus divertissant que tragique.
On sort ébloui de cette exposition où l’on s’est nourri de tellement de curiosités et de beautés ! Et l’on ne peut s’empêcher de comparer avec tant d’étalages d’art contemporain où l’œil cherche désespérément une œuvre à laquelle s’accrocher. Il y a certes – et heureusement ! – encore de grands artistes aujourd’hui (comme Francis Bacon qui fait l’objet en ce moment d’une rétrospective superbe à Pompidou) mais, à côté, combien de « faiseurs » qui ne doivent leur célébrité qu’à l’engouement de quelques collectionneurs fortunés ?
Du Doyen Rousseau à Séraphine – les grands maîtres de la peinture naïve, Paris, Musée Maillol, 11 septembre 2019-19 janvier 2020.
La collection Alana – chefs-d’œuvre de la peinture italienne, Paris, Musée Jacquemart-André, 13 septembre 2019-20 janvier 2020.
Deux expositions de Culturespaces.
[i] Banquier d’origine chilienne.