Depuis l’exposition « Bonnard, peindre l’Arcadie » au musée d’Orsay en 2015, ce peintre n’avait guère été mis à l’honneur en France, même si le musée Bonnard du Cannet (où le peintre finit ses jours, entre Cannes et Mougin) assure une sorte de veille permanente. Focaliser sur Bonnard et le Japon dans le cadre prestigieux de l’Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence apparaît parfaitement justifié si l’on se souvient que le critique d’art Félix Fénéon l’a qualifié en son temps de « Nabi très japonard ». On dira aussi de lui qu’il fut « le Marcel Proust de la peinture » (1) en raison de ses nombreux tableaux de « jeunes filles en fleurs » ou de Parisiennes enchapeautées, comme dans l’affiche pour la Revue Blanche exposée à Aix. Quant à l’Arcadie, elle exprime l’idée d’une nature idyllique qui se retrouve dans maints paysages du peintre, le plus emblématique étant sans doute le grand ensemble décoratif intitulé « Méditerranée » (1911), commande d’un certain Ivan Morozov pour sa villa moscovite.
Si cette dernière œuvre qui appartient au musée de l’Ermitage n’est pas présente à Aix, les quatre panneaux emblématiques de 1890-1891 venus du musée d’Orsay sont bien là. Tout en hauteur (160,6×48 cm), ils représentent chacun une femme vêtue d’une robe longue et fluide, debout sauf l’une d’entre elles et, pour deux, accompagnées soit d’un chien soit d’un chat. Il fallait bien qu’elles soient là, de même qu’une édition du paravent intitulé « La Promenade des nourrices, frise des fiacres » (1897) pour illustrer le domaine, celui des portraits de femme, où le rapport avec le Japon est sans doute le plus éclairant.
Tout l’intérêt de cette exposition est en effet de multiplier les rapprochements entre les peintures de Bonnard et des œuvres originaires du Japon, précisément des estampes présentées en grand nombre, si bien que cette exposition est en réalité double. Pour les amateurs de l’Art Moderne – si l’on entend par là la période qui va grosso modo de 1850 à 1950, deux dates entre lesquelles s’inscrit exactement l’existence de Bonnard né en 1867 et mort en 1947 – qui n’ont pas tous une affinité particulière avec l’art japonais, cette exposition sera à cet égard une découverte. Bonnard, certes, qui se range parmi les post-impressionnistes, n’a pas peint comme les Japonais de l’époque Edo (1603-1868). Pourtant le rapprochement n’a rien d’artificiel, comme on pourra en juger sur place. Le regard qui se porte de bas en haut, le déhanchement plus ou moins accentué, l’absence de relief qui laisse une impression d’aplatissement de l’image, tout cela est aussi dans les xylographies des maîtres japonais. La parenté avec les représentations des paysages, sans être totalement artificielle est moins nette. Ainsi le rapport est-il plus difficile à saisir entre les deux marines mises en regard dans l’exposition, « Panorama des huit vues d’Omi » de Hiroshige et « Voiliers et régates » (vers 1930).
Mais il y a d’autres rapprochements possibles entre Bonnard et le Japon. Par exemple la fascination pour les fleurs, celles du cerisier au Japon, celles de son amandier du Cannet pour Bonnard. La présence des animaux, déjà notée dans deux des portraits de femme en pied est aussi fréquente chez le « japonard » que dans les estampes. Quant au regard, il se porte aussi bien de bas en haut que de haut en bas, comme, par exemple, dans la marine d’Hiroshige que l’on vient de mentionner ou dans les tableaux des rues de Paris chez Bonnard.
Ce dernier n’est pas de ces peintres qui attirent spontanément les foules. Cela tient sans doute au fait qu’il a beaucoup peint (le catalogue raisonné occupe quatre volumes) et que tout n’est pas du même niveau. On ne saurait trop déconseiller, par exemple, la visite de la salle Bonnard de la fondation Bemberg à l’Hôtel d’Assézat (Toulouse) où s’alignent des œuvres aux teintes ternes et sales, un paradoxe quand on sait que ce peintre est salué avant tout comme coloriste. On ne repère – fort heureusement – dans l’exposition aixoise qu’un seul spécimen de ce type de tableaux, un triste bouquet d’iris (vers 1930). On lui préfère, évidemment, les œuvres où éclatent les couleurs, en particuliers le jaune comme dans l’extraordinaire portrait de femme sur fond de roue de voiture (« L’Omnibus », 1895), le jardin vu à travers une fenêtre (« L’Atelier au mimosa », 1939, repris in extremis en 1946) ou le mur jaune qui occupe plus de la moitié de la toile « Terrasse dans le Midi » (vers 1925) (2).
Bonnard a commencé à peindre très tôt et a continué jusqu’à la fin de sa vie. Cette longévité exceptionnelle n’est pas pour rien dans les variations de son œuvre. Ainsi certaines toiles, comme « Poissons dans un bassin (vers 1843) », frisent-elles l’abstraction. On l’aura compris, cette exposition qui compte près de cent trente œuvres est riche de surprises, sans compter, rappelons-le, qu’elle mérite le déplacement autant pour Bonnard que pour les nombreuses et très remarquables estampes japonaises qui y sont présentées (au nombre de quarante deux, la plupart appartenant à la collection de Georges Leskowicz).
Bonnard et le Japon, Aix-en-Provence, Hôtel de Caumont–Centre d’art, 30 avril–6 octobre 2024.
(1) « Pierre Bonnard : le Marcel Proust de la peinture » , titre de l’exposition organisée au Musée National des Beaux-Arts de Québec (octobre 2016 – janvier 2017). Il est difficile de ne pas penser à Proust à propos de Bonnard son contemporain (Proust est né en 1871). Ils avaient d’ailleurs deux amis communs en la personne des princes Emmanuel et Antoine Bibesco. Cependant Proust qui a abondamment écrit sur la peinture ne mentionne nulle part, à notre connaissance, Bonnard dans son œuvre ou dans sa correspondance et n’est jamais cité par les spécialistes comme modèle du peintre Elstir de la Recherche.
(2) Contrairement au « petit pan de mur jaune » de la « Vue de Delft » peinte par Vermeer sur lequel Proust, encore, a glosé dans la Recherche, une tache de couleur qui ne saute pas nécessairement aux yeux.