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Théâtre francophone dans le Pacifique Sud

Alvina Ruprecht, professeure émérite de l’Université Carleton (Ontario) est une spécialiste reconnue du théâtre francophone, en particulier dans sa dimension caribéenne[i]. Avec ce nouvel ouvrage, elle présente un panorama passionnant du théâtre tel qu’il se pratique de nos jours en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie Française. Comme elle l’explique dans la copieuse introduction qui précède les entretiens avec dix-neuf professionnels locaux du théâtre, les populations autochtones de ces deux lointains territoires de la République n’avaient évidemment aucune pratique du théâtre tel qu’on le conçoit dans la tradition européenne, par contre ils cultivaient d’autres expressions, liées d’une manière ou une autre au sacré, parfois encore vivaces, qui ont pu se combiner avec le théâtre importé pour donner naissance à des formes hybrides qui sont d’ailleurs loin d’être fixées.

L’auteure insiste à juste titre sur l’acte fondateur que fut le spectacle Kanaké présenté à Nouméa en 1975 lors du festival « Mélanésia 2000 ». Ce spectacle voulu par Jean-Marie Tjibaou, le grand leader kanak assassiné en 1989, qu’il a codirigé avec le metteur en scène belge Georges Dobbelaere, était destiné à la fois à valoriser la culture mélanésienne et à réunifier la nation kanak, tout en promouvant la réconciliation entre kanak et caldoches (les « calédoniens ») sur la base d’une égalité à instaurer. La manière dont s’est terminé le spectacle, telle que relatée par Dobbelaere, montre que ce coup d’essai fut déjà un coup de maître.

« D’abord tous les acteurs, puis tous les Canaques des gradins, puis la plupart des Européens de l’assistance déferlèrent vers la grande aire de jeu et bientôt dix mille personnes tournaient autour du mât de la réconciliation » (cité par A.R., p. 53).

Ce travail combinant rituel et divertissement, qui aboutit à une catharsis telle que prônée par Aristote dans sa Poétique, s’inscrit dans une vision du théâtre semblable à celle développée par Richard Schrechner dans les années 1970, qui vise à rendre le divertissement « efficace » (« the Efficacité-Entertainment Dyad », A.R. p. 18) en « changeant » les spectateurs de manière à les conduire au résultat souhaité. Quels peuvent être les effets durables de ce genre de pratique, c’est là une autre question[ii] et, en ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, celle-ci reste à bien des égards une société d’apartheid (implicite) mou, avec un nombre extrêmement faible de mariages mixtes et une concentration des élites kanak dans la politique où des places leur sont réservées de par l’organisation administrative du territoire. Cela étant, si l’on ne peut contester la réussite de Kanaké, il resterait à mesurer la part dans cet accomplissement due au charisme de Jean-Marie Tjibaou, et ce que serait devenue la Nouvelle-Calédonie si cet « homme providentiel » n’avait pas prématurément disparu.

On a mentionné plus haut l’importance du sacré dans les pratiques traditionnelles des îles du Pacifique et leur persistance dans bien des formes spectaculaires qui se sont développées au cours des dernières décennies. On pense par exemple à la présence de l’orero en Polynésie, ce déclamateur chargé de rappeler les mythes fondateurs pendant les danses rituelles. En Nouvelle-Calédonie, un comédien kanak comme Pierre Pouweda a monté avec des jeunes de sa tribu des spectacles fondés sur les récits des ancêtres. De manière générale, dans ce territoire où la population autochtone demeure structurée en familles, tribus et clans et où la « coutume » (rite d’accueil), les cultes rendus à l’igname (symbole masculin) et au taro (symbole féminin), les tabous, etc. sont encore vivants, tout cela peut nourrir des spectacles, en rendant néanmoins parfois difficile le traitement de certains sujets. Les témoignages rassemblés dans l’ouvrage aident à se faire une idée de la complexité d’un monde si étranger à l’Occident contemporain. Pour ne citer qu’un seul exemple, le comédien-metteur en scène Max Darcis, d’origine métropolitaine mais longtemps actif en Nouvelle-Calédonie, raconte les précautions qu’il dut prendre pour monter, avec une comédienne « calédonienne », une pièce évoquant le grand chef kanak Ataï, héros de la résistance contre la colonisation à la fin du XIXe siècle.

Le livre d’A. Ruprecht montre enfin combien le décalage des cultures peut s’avérer stimulant pour des metteurs en scène-meneurs de troupe, formés au théâtre à l’européenne, et qui entendent, dans une perspective quelque peu messianique, se mettre au service des autochtones : théâtre-rituel, verbatim-théâtre, théâtre-forum, autant de formes, qui se recoupent, dont l’usage s’est imposé pour ainsi dire spontanément à nombre de gens de théâtre de ces îles.

Des comédiens mélanésiens, polynésiens ont été formés, des auteurs sont apparus qui portent en eux le mélange de la culture traditionnelle et de la culture occidentale. Le TOM, en Avignon (Théâtre de l’Outre-Mer installé dans la chapelle du Verbe-Incarné), le festival de la Francophonie à Limoges sont des relais indispensables pour faire connaître leurs créations. Il n’en reste pas moins que les acteurs du théâtre du Pacifique se trouvent confrontés aux mêmes difficultés que ceux de la Caraïbe insulaire qu’A. Ruprecht connaît également fort bien, à commencer par l’étroitesse du public qui limite le nombre des représentations et l’insuffisance des subventions quand on les compare à la masse des projets qui voudraient être financés, sachant que les comédiens – trop nombreux ici comme ailleurs – ont du mal à se faire embaucher en dehors de chez eux.

 

Alvina Ruprecht, Les Théâtres francophones du Pacifique Sud, Paris, Karthala, 2017, 326 p, 26 €.

 

[i] Cf. par exemple Ruprecht, Alvina (dir), Théâtres francophones et créolophones de la Caraïbe, Paris, L’Harmattan, 2003

[ii] Cf. Selim Lander, « Le théâtre et ses spectateurs », Esprit, mars-avril 2014.