Publications

« L’Hérésie poétique » d’Alexandre Leupin

L’œuvre d’une vie. En rassemblant, en retravaillant, au moment où il s’apprêtait à mettre un terme à sa carrière universitaire, une vingtaine d’articles et contributions diverses, Alexandre Leupin nous a offert un panorama des centres d’intérêt qui ont occupé sa vie de chercheur pendant une trentaine d’années. Non qu’il n’ait écrit de nombreux autres livres, comme le confirme la page « Du même auteur », mais L’Hérésie politique, en couvrant l’ensemble du champ de ses recherches, constitue une sorte de bilan intellectuel. On y trouve aussi bien des textes sur le Moyen Âge, son domaine privilégié, que sur Proust, la religion, les arts plastiques, tous sujets qui ont fait l’objet de livres. Quant à Lacan et, Glissant, auxquels il a consacré d’autres ouvrages, ils sont constamment présents comme guides.

Ce livre qui impressionne déjà par son format, est trop divers pour qu’on puisse vraiment rendre compte de son contenu. En dehors des spécialistes de la pensée du Moyen Âge, chacun y trouvera pourtant de quoi se nourrir en fonction de ses curiosités. Déjà, le premier chapitre consacré au christianisme des premiers siècles devrait intéresser un grand nombre de lecteurs qui ne manqueront pas de faire le rapprochement entre ce que fut la « révolution chrétienne » et les manifestations actuelles d’une autre religion née également au Moyen-Orient. La comparaison entre l’épistémè sexuelle chrétienne et celle de l’antiquité gréco-romaine est à cet égard particulièrement éclairante. Rien de nouveau sous le soleil, aurait-on envie de commenter.

Le Moyen Âge qui se taille la part du lion dans cet ouvrage, peut sembler lointain à nombre de lecteurs. Il vaut pourtant la peine de s’y plonger. Sait-on, par exemple, que la Chanson de Roland (vers 1100), première manifestation d’un texte littéraire (profane) en français, dissimule derrière la glorification de la chevalerie et de la victoire des chrétiens sur les sarrasins l’annonce de la disparition de la féodalité au profit de l’Etat-nation ? La distinction entre les niveaux exotérique et ésotérique courra ainsi tout au long de l’ouvrage.

C’est le plus souvent sous la forme ésotérique que se dissimule l’hérésie mais il lui arrive de s’exposer crûment. Leupin en fournit un exemple flagrant dans Le Voyage de Charlemagne (daté du XIIe siècle), parodie des chansons de geste, satire qui tourne en dérision aussi bien la personne du roi que la religion, un texte qui, selon la formule imagée de Leupin, « ne cesse de parler de débandade ».

Les chapitres sur la fin’amor n’esquivent pas la question de la part de la réalité et de la fiction chez les troubadours. La réponse, cependant, demeurera suspendue, tant les poètes du Moyen Âge sont passés maîtres dans l’art de mêler trobar planh (simple, clair) et trobar clus (fermé, secret). Ici, le recours à la bande de Moebius – une clé de lecture tout au long du livre – apparaît particulièrement pertinent.

L’ésotérique triomphe et doublement dans les Ballades en jargon de François Villon dont le sens s’était totalement perdu jusqu’au siècle dernier, lorsque Pierre Giraud put les déchiffrer à partir des archives en vieux français du procès des Coquillards (Dijon, 1455). Ces ballades qui se présentent comme un catalogue de recettes à l’usage des mauvais garçons, sont également susceptibles d’une lecture symbolique opérée par Leupin.

Ce dernier termine son recueil par deux textes qui portent respectivement sur, d’une part, la nourriture et la sexualité chez Proust et Céline, et sur ce qu’on pourrait nommer le pansexualisme de Catherine Millet, d’autre part. Ou comment l’écriture littéraire peut apparaître, chez les modernes encore, l’illustration « poétique » d’une certaine « hérésie » des comportements.

 

Alexandre Leupin, L’Hérésie poétique – du Moyen-Âge à la modernité, Paris, Hermann, 2019, 448 p., 42 €.