Mondes africains

50 ans de théâtre africain francophone : émancipation, culbute, détour et invention (II)

Les années 2000 : construire au dessus du vide.

Mais renverser les modèles, assumer la perte, c’est regarder en face la béance laissée par l’histoire coloniale et se résoudre à construire au dessus du vide, à inventer de l’inouï. Les années 2000 cristallisent une prise de conscience diasporique chez ces dramaturges en exil de leur histoire et qui non seulement assument une identité en devenir, mais se confrontent à un théâtre à inventer entre ici et là-bas. Ils défendent une dramaturgie de l’entre-deux , du trou, du manque.

Kossi Efoui interroge amnésies et réminiscences, ses dialogues se déploient par bribes, avec des points de suspension et se perdent dans les méandres des détours de l’histoire et des mythes oubliés, comme dans Io (tragédie). Il développe  une écriture palimpsestique qui avance avec des manques, des trous, des absences…  Les dialogues se construisent en ellipses, comme si de grands pans de l’aventure manquaient inexorablement. Le fil diégétique contourne les manques et l’histoire se construit en épaisseur chez Kossi Efoui, comme des strates archéologiques, les fils chronologiques se superposent et se tressent en une seule cordelette où les nœuds font bégayer la narration.

Koffi Kwahulé, de son côté, travaille la choralité, autre vacillement  du dire qui exprime l’impuissance à articuler l’innommable en une voix unique, mais revendique la pluralité pour construire le tout, et ce tout ne se donne jamais comme tel, mais toujours disséminé, pulvérisé, vaporisé, toujours à reconstruire. Le sens s’élabore peu à peu dans la combinaison des voix, qu’il s’agisse de Jaz, de Blue-S-cat, ou de Misterioso-119.

Bientôt d’autres auteurs se rallient à ces dramaturgies de l’entre-deux, comme le Béninois José Pliya, le Camerounais Marcel Zang, les Togolais Kagni Alem, Rodrigue Norman et Gustave Akakpo, le Burkinabè Aristide Tarnagda, et le Congolais Dieudonné Niangouna, ou encore récemment la Sénégalaise Maïmouna Gueye et le guinéen Akim Bah.

On retrouve ainsi chez José Pliya  ces effets d’instabilité et de dissémination du sens dans une « parole minée » où les mots recèlent comme des doubles fonds qui distillent le doute, et font finalement basculer l’histoire et exploser les relations entre les personnages. La dérobade opère entre les personnages qui finalement ne parviennent pas à se rencontrer. Ce que l’on croyait dialogue n’est que négoce ou marchandage. Dans Le Complexe de Thénardier, Madame continue de donner des ordres, alors que Vido est venue dire adieu, les actions restent contradictoires et incompatibles, jusqu’au paroxysme. Chacune reste claquemurée dans son monde en dépit de la promiscuité qui les rapproche, « côte contre côte », comme le constate Vido elle-même dans une réplique qui constitue une mise en abyme de la pièce tout entière :

Nous nous méconnaissons. Une guerre n’est pas de trop pour nous en rendre compte. Nous avons vécu dans la même maison sans nous connaître vraiment. Côte contre côte. Deux solitudes dans le bruit des canons. Un très long monologue à peine fragmenté. Nous nous méconnaissons. Je suis venue à vous avec déférence, vous avez vu de la roublardise. Je vous ai parlé reconnaissance, vous avez entendu cupidité. J’ai souhaité votre bénédiction, vous me proposez une tractation. Nous nous méconnaissons.

C’est cet abîme entre les êtres que nous donne à voir Pliya et qui structure la plupart de ses pièces où les personnages parlent la même langue, mais n’ont pas le même langage, la même musique, la même représentation du monde.

Trou, déchirure, béance…  cette faille que l’histoire coloniale a imposée, cette Disparition ontologique issue de la traite et de la colonisation résonne  dans le titre des œuvres : L’Entre-deux rêve de Pitagaba… pour Kossi Efoui, Entre deux battements pour Rodrigue Norman, dans les situations dramatiques aussi : l’entre-deux étages pour l’ascenceur de Blue-S-cat, l’entre-deux du « coin de l’aube » dans Le Complexe de Thénardier, l’entre-deux de « l’avant-jour » pour le marché aux fétiches qui s’éveille dans Io (tragédie)… Et face à ce vide, l’invention dramatique africaine fait un pas de côté, une pirouette  un détour, celui dont Jean-Pierre Sarrazac dans son  essai sur la parabole, rappelle qu’il est « art de la variation » qu’il « n’est pas seulement une affaire de géométrie », mais  « ressortit également, pleinement au domaine de la musique ».[1]

Ces écritures jouent avec la syncope et le contretemps, autrement dit le rythme, tel que le définit Gilles Deleuze, « ce rythme qui se pose entre deux milieux, ou entre deux entre-milieux, comme entre deux eaux, entre deux heures, entre chien et loup… ». [2] . Et c’est bien de ce rythme là dont il s’agit, ce rythme de l’entre-deux, qui trouve du souffle où il n’y a plus d’air, de l’espace où il n’y a pas d’espace, du temps, où il n’y a plus de temps.

Or s’élancer au dessus du vide est une acrobatie existentielle qui relève du rêve, du mensonge nécessaire, de l’invention qui se fait défi. Koffi Kwahulé dit qu’il préfère se confier à l’improvisation au dessus du vide, au échafaudage de l’imaginaire, plutôt qu’aux architectures tangibles qui sont finalement vouées à la destruction, alors que le rêve perdure dans les âmes et se transmets. La tension onirique et fabulatoire est un ressort dramatique qui renoue avec l’oralité : la fable, autrement dit le fil du funambule. C’est elle, chez Kwahulé,  qui permet le surgissement d’Ikédia dans P’tite- Souillure, elle convoque Bintou, personnage fabulé par les jeunes gens de la cité, Madone d’Apocalypse d’une jeunesse de banlieue sans avenir qui cristallise tous les rêves ou encore El Mona, histoire messianique de terre promise et d’harmonie, Eden perdu. L’affabulation permet l’aveu dans Big Shoot, elle enchevêtre le tissage des désirs dans Misterioso-119. On retrouve ce mensonge nécessaire chez José Pliya avec le soldat aux cheveux bleus qui déclenche le départ de Vido et son insoumission dans Le Complexe de Thénardier ou le bébé dérobé et finalement imaginaire de Cannibales. C’est la femme amoureuse qui n’a jamais existé dans La Fable du cloître de Caya Makhélé ou l’enfant inventé dans Tout bas… si bas de Koulsy Lamko, c’est le rêve d’Europe dans Trans’ahelienne de Rodrigue Norman ou Bambi  de Maïmouna Gueye, c’est encore la voiture de Fernandel dans Carré blanc de Dieudonné Niangouna.

L’oralité est bien ce qui a maintenu le lien entre l’Afrique et l’Amérique, c’est un souffle, un rythme qui a été porté dans les mémoires, qui s’est transmis sans écriture, sans patrimoine tangible mais qui s’est réinvesti dans les imaginaires, la musique et le jazz. Et cette oralité est toujours au rendez-vous des dramaturgies afro-contemporaine, elle est la vibration de la calle.  Elle est la poussée d’énergie qui soulève le corps et permet l’envol et le saut au dessus du vide.

 

Pour apprendre à marcher sur terre

« Nous voici au pied du wagon
qui jadis ouvrit les ténèbres de la mort.
Béance douloureuse d’une
 tragédie au-delà de tout entendement.
Nous voici au pied du wagon
où l’homme réifia l’homme,
témoignage terrible face auquel la mémoire préfère se balancer doucement sur une jambe,
puis sur l’autre,
en clignant de l’oeil,
et en faisant la moue. »

(Koffi Kwahulé, Le Masque boiteux, Théâtrales, 2003, p. 29)

Les béances que ce théâtre convoque ne se réduisent pas à celles d’un passé identitaire marqué par la colonisation, ce sont les béances de  tous les charniers de l’histoire qui s’ouvrent sous les pas de la responsabilité des hommes, de tous les hommes, car « le miracle n’est pas de marcher sur l’eau, mais sur la terre », pour reprendre Kossi Efoui.

Si « le détour n’est pas un art de se perdre, mais, à l’épreuve du labyrinthe, de donner tout son prix au fait de trouver son chemin »[3] comme l’écrit Jean-Pierre Sarrazac, il faut savoir se perdre pour mieux se retrouver. Le peuple noir a été déshumanisé par l’histoire durant des siècles,  et plus que d’autres peuples, il a dû faire le chemin vers la reconstruction de l’humain, or il est justement de la responsabilité des hommes de dénoncer les charniers de l’histoire quels qu’ils soient. Les détours que déploient aujourd’hui les dramaturgies africaines disent avec force qu’il n’est pas de souffrance humaine qui ne concerne tous les hommes. C’est un théâtre qui ramène à la responsabilité humaine devant les morts sans sépultures. L’holocauste n’est pas une tragédie juive, le génocide rwandais n’est pas un drame africain, l’esclavage n’est pas une horreur américaine, ces effarements sont les nôtres, ce sont ceux de l’humanité tout entière et seule l’humanité peut les combattre. Les détours des dramaturgies d’Afrique ont d’abord l’ambition de nous ramener à l’humain et de nous sortir des limites étriqués de nos consciences identitaires qui nous aveuglent et nous déresponsabilisent. Ce théâtre a fait de la complexité humaine sa poétique même, une poétique qui se nourrit de différence et d’altérité.

Les dramaturgies africaines d’aujourd’hui disent toutes la faille et en même temps la nécessité d’une réinvention de soi au dessus de l’abîme, autrement dit la nécessité de construire de nouveaux chemins sans ignorer les béances, mais en inventant les détours qui sauvent, au lieu de détourner la tête ou de cligner des yeux.

C’est le sens de cette vision que Kwahulé convoque dans Le Masque boiteux, ce corps de femme surgi de la nuit du « wagon jaune », ce « corps-où-fut-enseveli-tout-corps » que la didascalie décrit comme « une femme noire », « nue dans l’encadrement de la porte », « son corps couvert de cendre comme si elle sortait d’un dépotoir », venue dire aux spectateurs un mot d’une « voix d’outre-sang » :

Une question ?
Un mot.
Un seul mot…
Un effarement.
Une enigme.
A peine chuchotée.
Alors faites silence en vous et tendez l’oreille. [4]

Ce théâtre ne recule devant aucune violence, aucun abîme,  et prend le risque de faire vaciller notre entendement. Il ne s’agit plus de gratter ses plaies entre soi mais de réinventer ensemble une identité humaine. Immigration clandestine, violences urbaines, guerres civiles, enfants soldats, bourreaux génocidaires, double peine, excision, drogue, dilution médiatique, consumérisme… ces dramaturgies déjouent toutes les simplifications et entraînent le spectateur sur le terrain de l’innommable et de l’inconfort. « Qu’as-tu fait de ton frère ? » Cette question fonde selon Koffi Kwahulé la spécificité du théâtre en tant qu’art. Et il ajoute « Je veux pouvoir répondre à cette question si Dieu me la posait. Qu’ai-je fait de mon frère ? Ce que j’en ai fait, j’essaie d’en témoigner dans mon théâtre »[5]

Sylvie Chalaye

[1] Jean-Pierre Sarrazac, La Parabole ou l’enfance du théâtre, Circé-Poche, 2002, p. 28.

[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie, Paris, Mimuit, 1980, p.385.

[3] Jean-Pierre Sarrazac, op.cit.., p. 24.

[4] Koffi Kwahulé, Le Masque boiteux, Paris, Théâtrales, pp. 29-31.

[5] « Africanité en questions », extraits de la table ronde Africanité et création contemporaine, université Rennes 2, 13 janvier 1999, in Théâtre/Public, N°158, Afrique noire : écritures contemporaines, Gennevilliers, mars-avril 2001, p.96.