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Un tombeau d’Aimé Césaire

        Je veux peupler la nuit d’adieux méticuleux
(Et les chiens se taisaient)

Aimé Césaire : Poésie, Théâtre, Essais et Discours
Édition critique coordonnée par Albert James Arnold
CNRS Éditions et Présence Africaine Éditions, coll. « Planète libre » Paris, 2013, 1805 p.

Aimé Césaire CNRSUn monument, un temple, un tombeau à la gloire de Césaire : tels sont les mots qui viennent immédiatement à l’esprit quand on découvre cet ouvrage de papier de plus de 1800 pages grand format. On n’aurait même pas rêvé de voir rassemblés toute la poésie et tout le théâtre de Césaire dans un seul volume, tous les articles de l’Etudiant noir et de Tropiques plus quelques autres, les grands discours sur la négritude et autre ! Sans parler des textes désormais historiques consacrés au grand homme par des éminences intellectuelles (Breton, Sartre, Leiris, Glissant…), et sans oublier enfin les articles de présentation, de commentaires et plus généralement tout l’appareil qui accompagne une édition savante, préparée en l’occurrence par une douzaine de collaborateurs (mais aucun Martiniquais) sous les auspices de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM) et avec le soutien de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF). Il ne s’agit cependant pas d’œuvres complètes. Cette édition est présentée dans l’introduction comme celle de « l’œuvre littéraire d’Aimé Césaire » (p. 28). Elle est pourtant bien davantage que cela, même s’il y manque, à quelques exceptions près, tous les écrits proprement politiques de Césaire. Quand on se souvient que ce dernier fut député de la Martinique pendant presque cinquante ans, maire de Fort-de-France pendant plus longtemps encore, et chef de parti, on devine qu’il y a là une masse de documents essentiels pour l’histoire de la Martinique.  Leur publication est en cours aux éditions Jean-Michel Place ; un premier volume des Discours à l’Assemblée nationale est déjà paru, préparé par René Hénane (1). Manque également dans la somme examinée ici – sans qu’on sache pourquoi – l’essai sur Toussaint Louverture (2).

L’ITEM privilégie la lecture et donc l’édition « génétique » des textes. C’est un peu sa raison d’être : possédant les manuscrits de nombreuses œuvres, il est le mieux à même de montrer les étapes de leur fabrication. Il n’en va pas de même, néanmoins, pour Césaire, dont on n’a conservé qu’assez peu de manuscrits, au demeurant dispersés. C’est pourquoi la présente édition s’appuie principalement sur les publications successives des œuvres. On dispose ainsi de quatre éditions du Cahier du retour au pays natal, depuis celle de la revue Volontés (1939) jusqu’à l’édition dite définitive chez Présence Africaine (1956), en passant par les deux éditions différentes de 1947 (mais mises au point pendant la guerre), celles de Brentano’s (bilingue) et de Bordas. C’est après la rencontre avec Breton, en 1941, que Césaire s’est converti au surréalisme. Il a publié en 1942, dans Tropiques, sous le titre « En guise de manifeste littéraire », une série de stances surréalistes qu’il a reprises, étendues, dans les éditions de 1947 (avec des modifications entre les deux éditions). Écriture automatique, métaphores filées, hermétisme s’introduisent à ce moment-là dans le Cahier. Au contraire, l’édition chez Présence Africaine gommera les passages les plus abscons et ajoutera  des versets destinés à conférer au poème une signification politique plus en accord avec l’état d’esprit et la situation de l’auteur à cette époque.

Le Cahier n’est pas la seule œuvre de Césaire à avoir connu des modifications profondes. C’est également le cas de son théâtre. La première version de Et les chiens se taisaient n’est pas la tragédie lyrique publiée en 1946 à la suite des Armes miraculeuses. La découverte récente d’un manuscrit datant probablement de 1943 montre qu’il était plus sûrement destinée au théâtre, comme le sera la dernière version, de 1956, dont les modifications par rapport à 1943 correspondent en outre, comme pour le Cahier, au désir de rendre le discours plus conforme au message anticolonialiste de Césaire à cette époque (3).  La Tragédie du roi Christophe, publiée d’abord en 1963, a connu des changements très importants dans la version de 1970, après avoir été portée à la scène par Jean-Marie Serreau. Les variantes des éditions successives d’Une Saison au Congo (1966, 1973, 1976), s’expliquent avant tout par le souci de coller à l’histoire du Congo postérieures à la première édition. Quant à la pièce Une Tempête (1968-1969), on peut dire qu’elle résulte d’emblée de la collaboration entre le dramaturge et son metteur en scène favori, Jean-Marie Serreau.

Tout cela est sans doute (plus ou moins) connu des admirateurs de Césaire, mais la somme qui lui est consacrée par les éditions du CNRS et Présence Africaine contient tant d’autres richesses qu’on ne sait lesquelles choisir. Une définition par le poète de sa poésie peut-être ? « Comme un ulcère, comme une panique, images de catastrophes et de liberté, de chute et de délivrance, dévorant sans fin le monde » (in Tropiques, 1943, n° 8-9). À comparer avec ce résumé de la poésie césairienne par Michel Leiris: « lyrisme débridé, folie luxuriante et forme volontiers sibylline » (1966, p. 1717). Ou encore, dans un article de 1956, cette trouvaille, « le complexe de Gwynplaine », pour caractériser le malaise antillais (« dans la conscience antillaise retentit encore et durablement un choc premier, celui de la traite » – p. 1491). Ou enfin – puisque nul n’est parfait – dans un discours prononcé devant des professeurs de français américains réunis en congrès à la Martinique, cette définition : « le monde noir dont la philosophie se fonde sur une volonté essentielle d’intégration, de réconciliation, d’harmonie, c’est-à-dire de juste insertion de l’homme dans la société et dans le cosmos par la vertu opérationnelle de la justice d’une part, et de la religion, d’autre part » (1979, p. 1576). Que penseraient de cette vision idéale les Africains victimes des guerres civiles ou de politiciens prévaricateurs ???

Les aspects strictement politiques du parcours de Césaire ne sont pas l’objet propre de ce recueil, on l’a dit. Mais comment dissocier la politique du reste ? La politique n’est-elle pas partout ? Un témoignage de Maryse Condé pose crûment le mystère du parcours d’Aimé Césaire en politique : « Il ne voyait aucune contradiction entre ses idées sur la Négritude et ce vote de 1946 faisant de la Guadeloupe et de la Martinique des départements d’outre-mer qui lui a été si souvent reproché. Il ne comprenait pas ce qu’on appelait ses contradictions. Pour lui, la loi d’assimilation était simplement un moyen de pallier à [sic] la misère du peuple des Antilles » (p. 1687).

Il y a beaucoup à apprendre et beaucoup à réfléchir, on le voit, dans cet ouvrage en forme de tombeau, qui restera pour longtemps une référence incontournable de toutes les études césairiennes.

Michel Herland.

(1)   Cf. notre recension http://mondesfr.wpengine.com/espaces/politiques/les-ecrits-politiques-de-cesaire/. Rappelons par ailleurs que tous les textes publiés d’Aimé Césaire (y compris les entretiens avec des journalistes) sont recensés dans Les Écrits d’Aimé Césaire – biobibliographie commentée, de Kora Véron et Thomas A. Hale. Cf. http://mondesfr.wpengine.com/blog/un-irremplacable-instrument-de-travail-les-ecrits-daime-cesaire/

(2)   Sous-titré La Révolution française et le problème colonial (1960 et 1962).

(3)   Le Discours sur le colonialisme connaîtra lui aussi trois états correspondant aux publications successives de 1948, 1950 et 1956.