Publié initialement à Port-au-Prince dans Le National du 6 août 2021
Le linguiste haïtien Renauld Govain a publié l’an dernier un article de haute voilure, rigoureux et fort bien documenté, « Le français haïtien et le « français commun » : normes, regards, représentations ». Paru en mai 2020 dans le numéro 23 de la revue Altre Modernità (Università degli Studi di Milano, Italie), cet article semble peu connu parmi les linguistes, les enseignants et les didacticiens alors même qu’il s’appuie sur un appareillage conceptuel cohérent et pertinent et sur une recherche originale menée sur le terrain. Docteur en linguistique, enseignant-chercheur et doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti, coordonnateur du Laboratoire langue, société, éducation (LangSÉ), Renauld Govain est également membre du Comité international des études créoles et coauteur du livre de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (Berrouët-Oriol et al, Éditions Zémès et Éditions du Cidihca, mai 2021). Il est l’auteur de nombreux articles scientifiques en dialectologie, en créolistique et en phonologie, parmi lesquels « Normes endogènes et enseignement-apprentissage du français en Haïti », Études créoles, no 1 et 2, 2008, et « Le français haïtien et l’expansion du français en Amérique », dans Le(s) français dans la mondialisation, Véronique Castellotti (dir.), EME Intercommunications, 2013. Renauld Govain est aussi l’auteur de « Les emprunts du créole haïtien à l’anglais et à l’espagnol » (L’Harmattan, 2014) ainsi que « Les rituels de contact en contexte interpersonnel » (Jebca, 2016).
Le propos de Renauld Govain s’énonce en amont dans le « Résumé » introductif de sa démonstration : « Une langue n’est jamais pratiquée de manière uniforme d’une communauté linguistique à une autre, voire d’un lieu à un autre à l’intérieur d’une même communauté. Ainsi, le français pratiqué en Haïti que Pompilus (1981), Saint-Fort (2007) et Govain (2008, 2009, 2013) nomment le français haïtien (FH) est une variété de parler francophone propre à Haïti et différente à bien des égards des autres variétés de parlers francophones. Le FH n’est donc pas identique en tout point avec les autres variétés de parlers francophones mais il existe entre toutes ces variétés une zone d’invariance qui garantit l’intercompréhension. C’est que le français, arrivé dans l’espace qui va devenir Haïti au cours de la première moitié du XVIIe siècle, va évoluer différemment des variétés de français qui vont se développer ici et là : le temps, l’espace et les générations agissent sur les pratiques linguistiques. Les spécificités du FH proviennent de l’émergence de normes endogènes facilitées par des expériences locales diverses, le créole haïtien, l’anglo-américain et l’espagnol. Elles se manifestent notamment au niveau lexico-sémantique, mais aussi phonologique, et dans une moindre mesure morphosyntaxique. Des différences lexico-sémantiques entre le FH et le français commun font naitre des faux-amis pouvant conduire à des problèmes d’interprétation chez les locuteurs de ces variétés. Cette contribution propose une brève description du FH à partir des productions d’étudiants de 1e année d’Université. »
Au plan historique, Renauld Govain part donc du constat que la variété de français en usage au pays n’est pas en tout point identique à celle parlée dans le reste de la francophonie. Cette variété s’est implantée à Saint-Domingue, elle a évolué en se différenciant de celle que pratiquaient les Français de l’époque et elle se caractérise par des normes endogènes (Govain 2008) témoignant de spécificités locales diverses et du contact de langues. En introduisant tôt dans son texte la notion de « norme endogène » en lien avec la réalité du contact de langues en présence dans l’espace colonial, Renauld Govain expose ainsi la toile de fond de sa démonstration sur le mode d’une question : « Quelles sont les spécificités du français haïtien ? » De manière tout à fait pertinente, l’auteur précise que « Comprendre la norme endogène passe par la compréhension de la norme en soi. Selon Prudent (2008), la norme est conceptuellement flottante parce que se référant à la fois aux régularités les plus fréquentes de la langue (le normal), aux contraintes à la transmission du système (le normé) et au respect dû aux autorités (le normatif). Reprenant la dichotomie saussurienne, Coseriu (1967) définit la norme à partir du système, de la norme elle-même et de la parole. Certaines de ces expressions sont socialement acceptées et constituent la norme ; ces formes de parole sont disponibles dans le répertoire linguistique d’une communauté (Py 2000). La norme est fonction du système et il n’y a pas de système qui n’intègre pas un corps de normes sur lesquelles repose son fonctionnement. Elle fonde les jugements des locuteurs en matière de grammaticalité. Généralement, elle n’est ni nommée ni décrite, mais existe dans l’inconscient linguistique des locuteurs. C’est en s’y référant qu’ils ajustent, corrigent, reprennent des énoncés, des expressions ou des mots après avoir aperçu qu’ils se démarquent de ce qui fait consensus dans la communauté linguistique. »
L’intellection du concept de « norme endogène » n’est pas de première évidence lorsqu’on observe son articulation à la fois symbolique et sociale. Renauld Govain le précise comme suit : « La notion de normes endogènes n’est pas très facile à définir. Elle a émergé avec Manessy (1978) et Valdman (1983), puis dans Chaudenson (1989b), Dumont (1991), Manessy (1992, 1994, 1997). Elle est l’usage dominant de la langue dans une communauté et est envisagée par rapport à une norme explicite importée d’une autre communauté linguistique. Implicite et anonyme, elle caractérise l’usage commun de la majorité des locuteurs et non forcément celui d’un groupe dominant sur le plan socioculturel. Si elle est dominante linguistiquement, elle n’est pas toujours valorisée socialement. La difficulté à la définir « provient de ce que la normalité qui la fonde n’est perçue que dans l’interaction même. Elle ne donne qu’exceptionnellement lieu à des représentations conscientes, lorsqu’elle acquiert une fonction emblématique ou identitaire » (Manessy, normes 218). »
L’interaction entre les usages sociaux de la langue et les normes endogènes, conscientes et/ou idéalisées, éclaire le fait que « Le français haïtien est une variété de parler francophone propre à Haïti et différente à bien des égards d’autres variétés de parlers francophones. La variété est souvent « donnée comme une évidence alors qu’il s’agit d’une idéalisation. Elle suppose que les traits variables convergent en un tout cohérent et contribuent à constituer des objets énumérables » (Gadet 8) ». Cette manière de situer les interactions linguistiques permet à l’auteur de faire un utile lien conceptuel avec la notion centrale de « variété », qui est « une forme linguistique propre à une région, un groupe d’individus en rapport avec la profession, l’âge, des facteurs socioculturels, écologiques, etc. Elle peut aussi être un état synchronique de la langue commune prise d’un point de vue macro. Elle est liée aux représentations des locuteurs de leurs langues ou leurs parlers, à la conscience et à la reconnaissance de cette différence (Govain, français 85). »
La démonstration de Renauld Govain s’apparie à des notions centrales en dialectologie et en sociolinguistique, à savoir celle de « variété » et celle de « variation linguistique ». Celle-ci consigne (a) la variation temporelle (ou diachronique), (b) la variation géographique (ou diatopique), (c) la variation sociale (ou diastratique), et (d) la variation situationnelle aussi appelée variation stylistique (ou diaphasique). Les modalités d’apparition et de fonctionnement de ces différents types de variation dans le corps social permettent d’appréhender les « variétés » d’un système de communication assurant l’intercompréhension entre les locuteurs d’une langue commune –ici le français, là le créole, ailleurs le fon ou l’arabe. Ainsi, l’appel à notion de « variété » permet à l’auteur d’établir la distinction entre « norme » et « norme endogène » de la manière suivante : « Si la norme se réfère aux principes généraux de fonctionnement d’une langue, la norme endogène renvoie à une forme particulière de la langue propre à une région, un groupe de locuteurs. Se référant à une langue seconde (LS), elle désigne un usage particulier d’une langue dans une communauté où cette langue est vécue comme une langue importée même si au fil des générations elle peut devenir langue maternelle (LM). Elle est endogène parce que fabriquée de l’intérieur et inconsciemment par les locuteurs qui passent outre les contraintes imposées par l’école et d’autres institutions conservatrices et diffuseuses de la norme explicite. Le français haïtien est une variété interlectale, un espace discursif dynamique marqué par des code-switchings, code-mixings, interférences, cumuls de français et de créole à des points des énoncés ne pouvant être décrits par une « grammaire de langue » (Prudent, diglossie). »
Poursuivant sa démonstration, Renauld Govain consigne une éclairante critique de la notion de « français standard » dans ses rapports avec la variété de français en usage en Haïti, et il rappelle à bon escient qu’il n’existe pas de variétés de langues supérieures ou inférieures. Ainsi, « (…) on retient l’expression de français standard pour se référer à cette variété de français de référence qui est, en réalité, une variété utopique qui n’existe nulle part. Il existe dans la langue une zone d’invariance que Chaudenson (1989a) appelle français central ou français commun après l’avoir métaphorisée de noyau dur. Valdman (2008) utilise français de référence. Parler de français central, c’est se référer à une variété de français d’une communauté considérée comme LA norme autour de laquelle tournent d’autres variétés périphériques. Dans un rapport centre vs périphérie, il y a présomption d’un manichéisme supériorité/infériorité. Or, une variété linguistique ne saurait être supérieure ou inférieure à une autre car elles servent toutes à communiquer et assurer la cohésion au sein d’une communauté linguistique. »
Ces préalables conceptuels conduisent Renauld Govain, tout en se démarquant de Pompilus, à mieux circonscrire la réalité du français régional d’Haïti par rapport à ce qu’il nomme très justement le français commun : « Pour Pompilus (1981), le français haïtien est un français dialectal et le français commun le français normal, ce qui laisse supposer que le français haïtien est un français anormal ou peu normal. Le français haïtien n’est pas une variété dialectale du français commun, mais une variété résultant de l’influence du milieu haïtien dans ses manifestations diverses sur le français hérité de l’école et des livres. L’école haïtienne (et l’université) fait la promotion du bon usage en enseignant une variété de français telle qu’elle est codifiée dans les manuels scolaires. Or, ce bon usage n’est qu’un français fictif au sens de Balibar (1974), dont la norme est produite par un appareil normatif extérieur à la communauté qui croit pouvoir l’atteindre. Le locuteur tend vers une norme artificielle (Rey 1972), voire fantomatique. Un bon processus d’enseignement / apprentissage d’une langue conduit l’apprenant au fait qu’il existe dans toute langue des variétés ou des lectes dues à divers facteurs : géographiques, individuels, sociaux, etc. » L’auteur fournit là-dessus un éclairage fort intéressant, à l’aune de ce que nous avons ailleurs étudié sous l’appellation de « transcontinuum linguistique » (cf. Berrouët-Oriol : « Créolophonie et francophonie Nord-Sud : transcontinuum », Canadian Journal of Latin American and Caribbean Studies / Revue canadienne des études latino-américaines et caraïbes, 1992, vol. 17, no. 34). Il exemplifie en ces termes le phénomène de la « migration lexicale » d’une langue à l’autre par le rappel du « glissement du français au créole haïtien » dans le célèbre poème « Marabout de mon cœur » d’Émile Roumer : « L’afiba désigne des tripes d’animaux dont la viande est propre à la consommation, le doumboueil : boulette de pâte cuite dans du potage, le z’herbe à clou : plante à vertu médicinale utilisée pour la tisane, l’acassan : bouillie faite de maïs avec du sucre ajouté, la couane de la viande de porc très résistante, gargane terme emprunté à l’ESP : garganta = gorge), diondion : champignon, thazar : espèce de poisson, akra : beignet de taro, le boumba : les fesses, notamment celles de femme. L’association fesse et boumba, dans ce dernier vers se révèle pléonastique. Ces mots ou expressions n’existent pas en français commun. »
L’exploration des particularités du français haïtien conduit l’auteur à s’interroger également sur le « ressenti » des locuteurs par rapport au français : au plan subjectif, celui-ci ne semble pas perçu comme faisant partie du patrimoine linguistique historique d’Haïti, et cela s’explique sans doute en grande partie par le fait que « L’école haïtienne retient comme norme à enseigner/faire apprendre le français parisien vécu comme une variété archétypique. » À l’aune de cette représentation subjective, « La plupart des Haïtiens vivent le français non comme leur langue mais comme la langue des Français. En marge de la Quinzaine de la francophonie en Haïti en 2009, un étudiant de 3e année à la Faculté de linguistique appliquée a déclaré lors d’une conférence : « Si la France veut que sa langue soit maîtrisée en Haïti, elle doit nous aider à avoir de meilleures méthodes pour l’apprendre », avant d’ajouter « d’ailleurs si la France veut que tout Haïti parle sa langue, elle doit dépenser pour ça. Il y a toujours un prix à payer pour parvenir à son but ». Le locuteur parle du français en tant qu’il est la langue des Français mais pas la sienne propre. C’est ce que Gumperz (1976) appelle they-code : la langue légitime, langue à eux, par opposition à we-code : la langue communautaire, langue à nous. »
Le travail de terrain et l’analyse objective des particularités du « français régional » d’Haïti ont permis à Renauld Govain de dégager les « Spécificités du français haïtien : aspects lexico-sémantiques », de situer les « haïtianismes » en étudiant la « Fonction de l’emploi des haïtianismes », d’identifier les anglicismes, les hispanismes et les « Faux-amis entre le français haïtien et le français commun », puis d’explorer les « Aspects morphosyntaxiques » du français en usage en Haïti. L’exploration méthodique des « Spécificités du français haïtien : aspects lexico-sémantiques » constitue l’apport le plus significatif de l’étude de Renauld Govain en ce qu’elle éclaire ces spécificités dans le cours habituel de l’usage de la langue dans le corps social. Un tel apport est d’autant plus important que la variété de français en usage en Haïti est peu connue sinon mal connue, et que de manière générale très peu de travaux de recherche universitaire lui ont été consacrés au cours des dernières décennies. Il y a donc lieu de rappeler les importantes contributions du linguiste didacticien Fortenel Thélusma, auteur entre autres de « L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions » (C3 Éditions, 2016) et de « Pratique du créole et du français en Haïti : entre un monolinguisme persistant et un bilinguisme compliqué » (C3 Éditions, 2021). L’on retiendra également le travail novateur et rigoureux du lexicologue André Vilaire Chéry, auteur du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti », tomes I et II (Éditions Édutex, 2000 et 2002) et que nous avons amplement présenté dans notre article « À propos du « Dictionnaire de l’évolution du vocabulaire français en Haïti » d’André Vilaire Chéry » (Le National, 29 novembre 2019).
L’article de Renaud Govain, « Le français haïtien et le « français commun » : normes, regards, représentations », en raison de sa haute pertinence, de sa rigueur et de son amplitude, mérite d’être largement connu et apprécié de tous ceux qui s’intéressent à la question linguistique haïtienne. Le présent article entend y contribuer et nous avons choisi de citer longuement cette étude au bénéfice des lectorats divers.
« Spécificités du français haïtien : aspects lexico-sémantiques
Le plan lexico–sémantique est celui par lequel le français haïtien se démarque le plus du FR pratiqué dans n’importe quelle autre communauté francophone. C’est à ce niveau qu’on rencontre des spécificités telles des haïtianismes, des créolismes, des anglicismes, des hispanismes.
Les haïtianismes sont des termes ou expressions exprimant des réalités proprement haïtiennes. Ils sont créés dans le contexte socioculturel haïtien où ils produisent un sens qui n’est immédiatement appréhensible et décodable que par des locuteurs immergés dans ce contexte. Ce sont des « emprunts que le français haïtien a faits à la langue locale, le créole, qu’il s’agisse de mots inconnus du FR ou de vocables du FR normal pris dans des acceptions nouvelles, ou encore de termes dialectaux conservés par le créole » (Pompilus 133). Dans certains cas, les haïtianismes ne proviennent pas du créole haïtien mais sont forgés dans le contexte haïtien. Par ex., le terme restavec (enfant domestique) est formé du verbe français rester et de la préposition avec. C’est aussi le cas de l’expression être en pleine ceinture signifiant être enceinte. D’autres sont d’origine anglaise mais ils sont si ancrés en créole haïtien qu’on les considère comme tels. C’est notamment le cas de caoutchoucman (réparateur de pneu), radioman (réparateur d’appareils de radio), etc. formés sur le modèle tennisman, barman, par ex. [Exemplification :]
- Quand on est jeune il faut mettre beaucoup de bêtes dans la tête oui, il faut meubler l’esprit. (FLA)
- Le ministère devrait faire un passer-main dans le programme du moins dans le curriculum du FR les choses y sont trop archaïques. (FLA)
- C’est la première fois que je vois un garçon aime autant sucer les piwilis. (FMP)
- J’aime pas que des gens fassent des surettes quand ils parlent, quand une surette vient nous heurter le tympan, on s’en trouve choqué tout bonnement. (FMP)
- On ne sait pas où nous sommes avec les femmes haïtiennes/ une femme formée universitaire est une rigoise, une femme non formée est aussi une rigoise… (INAGHEI)
- J’ai dû rouler sur la gente pour venir là. Je n’ai pas trouvé de caoutchoumanà portée de main. (FMP)
- Ne t’occupe pas de Gary/ c’est un dassoman, il cherche toujours à prendre les gens d’assaut. (FMP)
- Il y a des gens surtout les jeunes qui croient que parler FR c’est faire du chèlbètisme alors qu’ils ne sont même pas en mesure de tenir une bonne conversation… (FLA)
- Je ne suis pas bien non, je me sens mal, c’est que j’ai ma période, c’est ça mon problème. (FLA)
- Je désapprécie qu’on me prenne pour un imbécile. (FLA)
- J’aime mon professeur de FR mais il me parait trop zuzu (FMP)
- Ceux qui pratiquent le zenglendisme il faut aussi comprendre que ce n’est pas leur faute. (FLA)
- Même si le phénomène des massissis bat son plein à travers le monde. (FMP)
- Les actes de zenglendinage ne sont pas favorables aux études, un exemple fort c’est qu’ils empêchent d’étudier. (FMP)
- Je n’aime pas du tout le comportement GNbiste des étudiants, je suis pour que nous exprimions notre frustration et ce qui nous fait mal/ mais le GNB n’est pas toujours une bonne réponse/// les universitaires ne peuvent pas agir comme les chimères. (FMP)
- Moi/ ma mère est un vrai poto mitan, mon papa a quitté ma mère quand elle me portait// elle était en pleine ceinture de deux mois. (FMP)
- Le temps est en demoiselle ce matin/ le professeur peut ne pas venir. (FMP)
- C’est du français marron que tu dis là// ce n’est pas du bon FR. (FMP)
- Le pays souffre d’un problème de vrai patriotes// il n’y en a pas/ des patriotes/ ce qu’il y a/ ce sont des patripoches/ des gens qui prennent le pouvoir pour remplir leur poche. (FMP)
- Longtemps, on entendait parler d’habitants et de capitalistes mais avec l’éducation, on est mêmement et pareillement. L’éducation fait l’habitant et le capitaliste égal-égaux. (INAGHEI)
- Le gardien fait la propreté dans la classe. (FLA)
L’expression mettre des bêtes dans la tête signifie se former, étudier, meubler l’esprit lui est synonyme. Passer–main est ici réviser, réformer. Donc, l’État devrait réformer le curriculum de français selon les besoins réels des apprenants. Chimère est un néologisme né dans le contexte des turbulences politiques d’Haïti de 2001 à 2004. C’est pareil pour GNbiste de GNB « Grenn nan bounda » signifiant littéralement avoir des couilles. Zenglendisme et zenglendinagedésignent l’activité malhonnête de bandits qui dérobent, violent et parfois tuent. Celui qui s’adonne à cette pratique est un zenglendo. Patripoche, formé de patrie et poche, désigne un individu qui se dit patriote mais dont l’objectif est de profiter de ses activités politiques pour se remplir les poches. Faire des surettes signifie mal prononcer un mot de français. De même, être zuzu renvoie à un locuteur qui parle un français très maniéré à force de vouloir parler comme un Français. Le français marron est une forme approximative de parler français.
Piwili désigne une sucette sous forme de boule. Rigoise désigne dans ce contexte une machine à problème. Désapprécier s’emploie pour celui de déprécier. Caoutchoucman, formé de caoutchouc et -man, désigne un réparateur de pneu. Dassoman formé sur le même modèle désigne qqn qui investit un espace sans y être invité, sans y avoir droit. Dans Quelques mots d’amour de Rony Jolicœur (Le Nouvelliste du 15/01/2008, pp. 12-13), Roland Bernard écrit : « Quel bonheur d’entendre chanter un interprète à la voix juste et travaillée ! Après tant de chanteurs « approximatifs », tant d’audacieux et d’audacieuses, de « Dassomen » ou « Dassowomen » du tour de chant, pressés on ne peut plus, enfin un perfectionniste ! ».
Chèlbètisme est l’état d’un individu chèlbè c’-à-d. très maniéré et qui exprime son maniérisme par sa façon de faire, de dire, de se montrer, de paraître, de se (re)présenter. Capitaliste = habitant d’une capitale. Ceux qui vivent à la campagne sont des habitants. Mêmement pareillement = pareil et égal-égaux = égaux. Le temps est en demoiselle = le temps est à la pluie. Demoiselle est le nom d’un insecte qui annonce la pluie. Massissi vient de l’ANGL sissy signifiant efféminé. La particule ma est issu du déterminant possessif ANGL my. Être en pleine ceinture = l’état d’une femme d’être enceinte. Elle vient du fait que le bassin identifié généralement comme la ceinture prend du volume au moment de la grossesse. Poto mitan, personne importante et très courageuse, est la métaphore du pylône central d’un immeuble. Avoir sa période signifie, pudiquement, avoir sa menstruation. Faire la propreté d’un espace ou d’un enfant= le nettoyer ou le laver.
Des anglicismes
En plus de ces realia haïtiennes que sont les haïtianismes, le français haïtien regorge d’anglicismes. Est considéré comme anglicisme un terme ou une expression emprunté à l’ANGL et qui est utilisé comme s’il s’agissait d’un terme du français haïtien. Govain (2013), traitant d’un autre corpus, classe les anglicismes selon le champ sémantique dont ils relèvent : sport, musique, électronique/électromécanique, technologie, télécommunications, politique, administration, l’art diététique et culinaire, presse et mode, etc. [Exemplification :]
- Je ne pouvais pas répondre parce que mon téléphone était dicharge. (FLA)
- Beaucoup de gens prennent le parler FR en Haïti pour un big deal. (FLA)
- Pourquoi vous faites flasher les lumières de votre voiture alors que vous êtes garé ? (FLA)
- Quand on va au market, même si on paie en gourdes on fait le calcul au taux du jour par rapport au US. (FLA)
- Si Macdonn avait performé la fête des bleus FLA serait plus belle. (FLA)
- Prête-moi le plogue de ton téléphone, plogue-le-moi s’il te plaît. (FLA)
- L’eau est chaude, le water-cooler semble être en panne. (FLA)
- Je vous remets le devoir à la plume parce que mon printer [pʁintœʁ] est en panne. Je ne pouvais pas le printer [pʁinte]. (FMP)
- Je suis obligé de téper l’appareil pour pouvoir entendre la personne qui m’appelle. (FMP)
- Je n’ai jamais fréquenté le public, du kindergarten à la philo j’ai fréquenté le privé// il n’y a qu’à l’université que je fréquente une fac de l’État. (FMP)
- Il me manque de training en FR, je n’en doute pas, mais mon niveau n’est pas si mal que ça. (FMP)
- Je n’irai pas parce que je n’ai pas de cash. (FMP)
- Gary, il n’y a pas de dry [dʁaj] près de ta maison ? Comment se fait-il que ta chemise soit si chiffonnée ? (FMP)
- C’est bien de maîtriser le FR parce qu’on vit dans un pays francophone, mais si on veut être up to date, c’-à-d. pour ne pas se laisser dépasser par le temps et même l’espace, il faut maîtriser aussi l’ANGL. (FMP)
- Comment tu détruis la chanson comme ça ? C’est ton best-off ? (FMP)
- Elle est ma girlfriend, t’as un gentil beau gosse comme boyfriend, affirme-le en présence de Monsieur Govain. (FMP)
- Je devais rentrer à Port-au-Prince depuis matin mais j’ai raté le vol, je reste là sur stand-by pour le prochain vol [par téléphone]. (INAGHEI)
- Les prédicateurs qui ont un FR qui n’est pas correct ne captent pas l’attention des jeunes qui sont des crazy du bien parler. (INAGHEI)
- Combien coûte un laptop comme celui-ci. (INAGHEI)
- Vous n’avez pas de power supply? (INAGHEI)
- Je crois qu’il faut faire back, sinon il sera difficile de sortir parce que l’espace qu’il y a devant est trop petit. (INAGHEI)
- Je vous assure que si je n’avais pas un bon background/ je ne réussirais pas le concours d’entrée à l’INAGHEI. (INAGHEI)
Dicharge est employé par snobisme à la place de déchargé pour montrer qu’on est up to date, à la mode. Laptop = ordinateur portable. L’objet est importé avec son nom d’origine. C’est aussi le cas pour water-cooler = distributeur d’eau fraîche ; water-heater = chauffe-bain. Téper = enduire de scotch. Dry = blanchisserie et faire back = faire marche arrière). Big deal = affaire impossible selon le contexte de son emploi, crazy = fanatique, cash = argent comptant, stand-by = attente, girlfriend/boyfriend = petit(e) ami(e)), best of = anciens succès. Kindergarten entre en FH dans les années 1970 pour désigner des écoles dites de jardin d’enfant. Il est d’origine allemande mais semble passer au FH vial’ANGL. Plogue/ploguer, signifie cordon de branchement/connecter = brancher sur une prise secteur. Power supply = onduleur. Training = pratique. Flasher = clignoter. Printer peut être verbe ([pʁinte] = imprimer) ou substantif [pʁintœʁ] = imprimante. Performer = se produire, donner un concert. »
Que conclure de cet arpentage de l’étude de Renauld Govain ? Tout d’abord son positionnement épistémologique : en effectuant un travail de terrain, l’auteur aborde de manière objective des faits de langue dans leur articulation historique et sociale et procède à une analyse méthodique de l’objet-langue. En cela il s’inscrit dans la lignée des travaux de Pradel Pompilus, de Pierre Vernet et de Robert Damoiseau, sans céder aux sirènes sectaires et dogmatiques des « ayatollah de la langue » qui, sous couvert de la nécessaire et légitime défense du créole, stigmatisent et diabolisent le français et entendent décréter son expulsion du territoire national. Ensuite, et de manière plus essentielle, l’article de Renauld Govain participe d’une volonté de modéliser l’étude des langues en Haïti ainsi que l’approche dialectologique et sociolinguistique des faits de langue et les mécanismes du contact des langues. De la sorte, le matériau qu’il rassemble et qu’il traite avec hauteur de vue permet de dégager une compréhension renouvelée et actualisée des faits de langue, et l’analyse qu’il offre en partage sera certainement utile aux didacticiens et aux enseignants de français en Haïti regroupés ou pas au sein de l’Association des professeurs de français d’Haïti. Elle autorise la mise en lumière de l’impératif du « droit à la langue », à savoir le droit constitutionnel de tous les Haïtiens d’acquérir le français, langue seconde, au moyen d’un enseignement renouvelé, compétent, novateur et fort, dans un environnement où le créole, ouvert à une didactisation innovante, sera au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti.