Créations

« Monsieur Guichard », mon maître d’école

C’est en CM2 (cours moyen deuxième année), en 1954/1955, à l’école primaire Marengo, que j’ai eu la grande chance de tomber sur un maître d’école exceptionnel, qui avait toutes les qualités requises pour faire partie des Hussards Noirs de la République.

Il fut un grand défenseur de la laïcité et des valeurs républicaines.

J’ai oublié son prénom, car on ne l’appelait que « Monsieur » Guichard.

Il en imposait naturellement et aucun élève ne s’est jamais essayé à le chahuter.

Il officiait simultanément sur 3 classes, le CM2 (12 élèves) et les 2 cours de fin d’études (10 et 14 élèves), qui préparaient au certificat d’études primaires, et qui duraient 2 ans.  Il y avait donc 36 élèves, ce qui supposait une organisation remarquable. (Et qui amène à relativiser les jérémiades de certains enseignants actuels…).

Et comme j’étais l’élève brillant de la classe, j’avais vite fait de me débarrasser des exercices, qu’il nous donnait pendant qu’il faisait classe aux élèves du cursus de fin d’études. Je pouvais donc écouter ces cours très intéressants car très pratiques et axés sur des connaissances concrètes.

D’ailleurs, comme il me savait disponible, il me faisait souvent intervenir pour trouver les solutions aux questions posées. Paradoxalement, les anciens ne m’en ont jamais voulu de chasser sur leurs terres, il est vrai que j’ai toujours eu de bonnes relations avec eux, et ils venaient à mon secours quand je me frottais aux fils des bourgeois cléricaux…. Maillastre, pauvre parmi les pauvres, m’accompagnait même jusqu’à la maison dans les périodes de forte tension, faisant office de protection rapprochée.

C’est grâce à cette dualité de cours que j’ai pu notamment travailler le calcul mental, qualité qui m’aura toujours beaucoup servi dans ma vie professionnelle, post-professionnelle et privée.

La Classe de M. Guichard 1954/1955   –   Photothèque Roger Séguéla

Au 1er rang, assise, la classe de CM2 (je suis le 4ème en partant de la gauche). Au milieu, le cours de fin d’études 2éme année (les grands). En haut, le cours de fin d’études 1ère année. M. Guichard est absent de la photo, je ne dispose d’aucune photo de lui. Les noms de famille sont de ma main, l’inscription « 1954/1955, classe de Mr Guichard », est écrite par ma mère

Un Enseignement Novateur

Il était à la fois « classique et moderne », refusait les principes d’un enseignement trop réglementé, ne craignait pas d’affronter le directeur de l’école.

Il aimait innover.

Un exemple : il amenait un tourne-disque en classe, et nous faisait écouter de la musique classique, notamment Chopin et Schubert, ainsi que la musique espagnole. Il nous a fait apprécier les “Séguédilles”. Il aimait aussi les chœurs, surtout les russes, et je me souviens encore des paroles de Stenka Razine.

Un beau jour, un chef cosaque,

Le célèbre et grand Stenka,

Captura dans une attaque,

La princesse Miarka. (prononcer E-mi-iar-ka, le quatrain étant composé d’octosyllabes)

Homme de gauche, tous les après-midis, il nous donnait un exercice et se plongeait dans la lecture du Monde, ce qui nous impressionnait, car les plus évolués en étaient encore à la Dépêche du Midi, les journaux de Paris étant le monopole d’une élite.

Militant du PSA (parti socialiste autonome), mouvement pré-rocardien, et à l’origine du futur PSU, qui sera créé en 1960, il s’impliquait dans la vie politique et militait pour ce parti, notamment lors des élections.

Sur ce point, il s’était rapproché de mon père, mendésiste en 54/55, qui avait cependant refusé de s’engager, surtout quand il lui avait demandé de participer financièrement !

Il s’intéressait à la vie de ses élèves et de leur famille.

Une de ses techniques était de nous faire travailler sur un budget : rentrée scolaire, chasse, pêche, vacances, etc., ce qui lui permettait d’en savoir beaucoup sur la vie des familles. Les tableaux comparatifs qu’il nous faisait réaliser étaient très formateurs, sur un plan pratique et également sociologique….

De fait, il pratiquait une analyse très factuelle !

Et en CM2, âgé de 10 ans, je savais déjà ce qu’était un budget familial…

L’accent toulousain

M. Guichard était originaire de l’Est, Doubs ou Jura.

Il parlait un français très pur, où « ait » se prononçait « ait » et non pas « é ».

Son perfectionnisme aurait voulu que nous prononcions ces sons à la française, et non à la toulousaine.

Mais nous étions dans un quartier populaire, où l’accent toulousain écrasait toute forme différente d’expression.

Même avec un couteau sur la gorge, aucun élève n’aurait osé dire : « un litre de lait ». Nous nous obstinions à dire : « un litre de lé ». Celui qui aurait prononcé cette expression comme un français du pays d’oil, aurait illico était renié par tous ses collègues, et considéré comme un traître, et un lèche-botte.

Idem pour les verbes conjugués à l’imparfait, on ne disait pas « je marchais », mais « je marché ».

Malgré ses efforts, M. Guichard devait subir sur ce point un cuisant échec.

Notre honneur était en jeu, on emporte la patrie à la couleur de son accent !

Un Hommes déterminant

En effet, le directeur de l’école, M. Naudy, voulait m’envoyer à l’école normale d’instituteurs, où il était sûr de mon intégration et du bon résultat que j’allais lui assurer. Il avait convaincu mes parents, ravis d’un tel destin pour leur fils : instit et fonctionnaire, une vraie promotion sociale.

M. Guichard s’opposa au directeur, arriva à convaincre mes parents de m’inscrire au lycée, ce qui était un saut dans l’inconnu sur le plan social.

J’allais ainsi me frotter à des « fils de bourgeois », de notaires, d’avocats ou de médecins, ce qui faisait alors peur à la classe « ouvrière ».  D’autres élèves méritants ne purent me suivre, sous la pression de leurs parents.

Je fus finalement inscrit au lycée Bellevue, un lycée pilote, chargé de former des ingénieurs parlant allemand pour réussir un développement harmonieux des 2 nations après la seconde guerre mondiale. Le directeur du lycée, M. Tarabout, acheva de convaincre mes parents et me fit inscrire dans la meilleure classe, où l’on apprenait les langues les plus difficiles : l’allemand et le latin.

Il faut dire qu’entre temps, inscrit par mon maître d’école, je m’étais classé second au concours Fabre/Faure qui opposait les meilleurs élèves de CM 2 de la ville de Toulouse, grâce notamment à une excellente note en calcul mental, où mon agilité avait impressionné le jury.

C’est donc grâce à l’intervention de M. Guichard, qui avait su déceler chez moi un certain potentiel, que je pris le premier virage essentiel de ma vie. Il était déjà écrit que je ne serais pas le premier instit de la famille. Mon horizon s’éclairait, je pouvais dorénavant viser le professorat, ce qui rassurait et enchantait mes parents…

Quant à moi, j’avais suivi de loin ces débats, on ne m’avait pas ou peu consulté, mais on s’intéressait à moi, ce qui me rendait fier, et au fond j’étais ravi de partir dans l’inconnu, ce qui devait advenir de encore de nombreuses fois dans ma vie.

Il y a sûrement quelque chose dans mes gènes qui me pousse à l’aventure, j’ai bien eu un arrière-grand-père qui a émigré au Brésil en amenant toute sa famille, et un grand père qui a également émigré d’Italie en France… Bon sang ne saurait mentir !

 

Annexe :  La Princesse Miarka (3 quatrains octosyllabiques) :

Un beau jour un chef cosaque

Le superbe et grand Stenka

Captura dans une attaque

La princesse Miarka

 

Pour sceller une alliance

Avec l’âpre et fière Volga,

Stenka jette au fleuve immense

La princesse Miarka

 

Dans les eaux elle succombe

Mais bientôt le grand Stenka

Voit surgir blanche colombe

La princesse Miarka