Épisode 108
Eternelles éternités
Il y a longtemps qu’on ne l’avait pas vu mais c’était bien lui. Il portait le même costume blanc en lin, froissé depuis plusieurs saisons, et ce chapeau qui le protégeait du regard des autres. Il marchait pieds nus dans le sable, ses mocassins à la main, le pas un peu plus hésitant. C’était bien lui le vieil homme qui était un jour passé ici. On s’était inventé qu’il cherchait quelque chose ou le souvenir de quelqu’un qui avait compté dans sa vie ; on l’avait vu s’entretenir avec Georges mais, discrétion professionnelle oblige, tout était resté entre eux. Alors on avait brodé ; des destins croisés, allumés, déchirés. Tout simplement, il était peut-être revenu rechercher un chapeau auquel il tenait, oublié sur le porte-manteau à l’intérieur du bar…
Il avait sans doute connu un autre bar de la plage, ailleurs, à une autre époque, avec une autre Caro à boucles brunes, une autre Leslie délurée, une autre Line aux yeux gris-vert un peu tristes ; elles devaient ressembler aux nôtres ; un autre Georges qui préparait des dry-martini hors ligne. Un autre décor, d’autres acteurs qui comme nous jouaient à ne pas croire en l’avenir. Il avait dû en faire partie. Et puis le temps a tout englouti et il était parti faire le tour de la vie. Pour voir. C’était peut-être de tout cela dont, en ce moment, il parlait avec Georges.
Les mouettes patrouillaient en rafales. Derrière les nuages, la lumière s’intensifiait, prélude à la marée descendante.
Le vieil homme se tourna vers le large, son regard s’y fixa pour de longues minutes, immobile, puis il rabattit son chapeau sur ses yeux et reprit sa position initiale. La mer ne présentait aucun signe d’usure.
Épisode 109
Les sentiments sont-ils utiles ?
La mer montait. Elle aurait pu aussi bien descendre, cela n’aurait rien changé à mon humeur du jour. D’ailleurs je ne savais pas vraiment ce qu’il en était du sens de la marée et je m’en fichais. En ce moment, je me fiche d’à peu près tout, ou peut-être est-ce l’inverse : rien ne me touche au point d’accélérer les battements de mon cœur ou la vitesse de circulation des émotions dans mes neurones désactivés.
Un descendant de samouraï y trouverait sans doute quelques traces de philosophie zen, des psychanalystes viennois une absence provisoire de stress ; évidemment tous à côté de la plaque. On pourrait imaginer la situation confortable, je la trouvais inquiétante.
Leslie était passée dans son demi-bikini et il ne m’était pas venu à l’esprit de lui demander de retirer l’autre moitié , Caro aurait pu annoncer qu’on avait retrouvé la correspondance privée entre Cléopâtre et César – le ménage n’allait déjà pas bien, Jean-Do soupçonner que Copernic s’était légèrement trompé dans ses calculs ou que le pari de Pascal avait été truqué par les bookmakers, Miles Davis souffler une fausse note ; tout me laissait neutre. Déventé. J’étais tout simplement tombé en panne de sentiment. Ni bonté ni méchanceté, ni gaieté ni tristesse, ni guerre ni paix. Quelque chose qui ressemblait au désert des Tartares s’était emparée de mon être. L’indifférence absolue en vue, la glaciation générale était en cours.
Bien sûr, au bout de quelque temps, cela a fini par s’arranger. Sans intervention divine ni chimique ; par hasard, comme tous les grands bouleversements que la marche des planètes réserve aux mortels.
Cette fois, la mer s’était retirée pour de bon, tout au fond de l’horizon. Caro traînait au bar de la plage, l’air incertain de celle qui est occupée ailleurs, attirée par d’autres aimants. Un verre de dry-martini en lévitation au bout de son bras posé sur le comptoir, le déhanchement grande époque, modèle Lauren Bacall dans Port de l’angoisse, Caro se laissa aller :
– Tu sais, Alex, j’aimerais tellement un jour ne rien ressentir, ne rien éprouver… ça doit être reposant…
Épisode 110
Il y a des jours qui commencent le matin
Dans les tribus noctambulistes comme celles des hiboux, des chouettes ou des gens du bar de la plage, en général le lever du jour est plutôt le signal d’aller se coucher.
N’empêche que ce matin-là je me réveillai à l’heure où les premières lueurs de l’aube embrasent l’horizon, comme en rajoutent les poètes payés à l’image hyperbolique. Voici comment les choses se passent alors.
a) Soleil rasant, froid, piquant.
b) Ne pas regarder vers l’Est sous peine d’éblouissement.
c) L’ennemi originaire de l’Est attaque donc à l’aube.
d) Besoin pressant d’avaler une boisson réconfortante. Thé ou café sur les bords de la Tamise ou du Tibre, vodka dans les plaines polonaises.
e) Densité corporelle anormalement élevée.
f) Eviter d’ouvrir la radio ou une chaîne de télévision en continu ; un flot de malveillances et de publicités tapageuses s’en déverse. Risque de contagion..
g) Effervescence environnementale grandissante (selon les latitudes et les époques ) : ramassage des poubelles, engorgement des rues et des autobus, exécutions sommaires (à la différence des DJ, on ne connaît pas de bourreau qui fasse la grasse mâtinée).
h) A proximité d’une caserne, un clairon sonne le rassemblement. C’est très éloigné de My Funny Valentine par Chet Baker.
Enfin, la mer s’est réveillée. Les mouettes matinales entreprennent de brailler aux oreilles de leurs consoeurs tardives que le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt
(même les animaux peuvent déconner).
Je fermai les yeux. Je me mis à repenser à la beauté d’un matin calme au sortir d’une nuit magique dans la lumière bleue d’un mois de juin apollinien… Quelque part, Boris Vian devait être en train d’écrire le dernier chapitre de l’Ecume des jours ; cette fois Chloé guérissait.
La suite de la journée n’aura pas d’importance