Charles, jeudi 21 mai, 8 heures
Hubert, le directeur commercial du garage qui me prévient il y a quinze jours qu’il rentrera en Métropole dès la période de préavis finie, parce qu’on lui aurait fait une proposition qu’il ne pouvait pas refuser, dans une chaîne de réparation rapide. Et Alexandra qui me fait savoir lundi qu’elle aussi, elle va quitter la Martinique, soi-disant parce qu’elle ne peut plus laisser son fils chez sa grand-mère, qu’il suivra de meilleures études en Métropole et, qu’elle n’aura pas de mal à trouver un emploi par le réseau de son université. Le responsable des ventes et celle de l’administration s’en vont en même temps, la concession Delahaye est décapitée et je n’aurais rien à dire ?
Ah, laisse-moi passer, toi, pousse ta voiture pourrie ! Oui, je klaxonne et si ça ne te plaît pas, c’est pareil. Allez, range-toi !
On ne me prendra pas pour un imbécile. Si ces deux là croient pouvoir me mener en bateau, ils ne me connaissent pas bien. Tout se sait dans une petite île. S’ils s’imaginent que je n’ai pas découvert leur manège, ils se mettent le doigt dans l’œil, profond. J’avoue que je ne me doutais de rien mais quand Alexandra est venue m’annoncer sa décision, en faisant sa chatte en chaleur, comme si elle croyait m’amadouer ainsi, j’ai eu vite fait mon enquête : la beauté d’ébène et le fringant commercial sont en train de me faire pousser des cornes. Je suis déçu. Je sais bien qu’on ne peut pas faire confiance à une femme. Mais Hubert ! Voilà un garçon que j’accueille chez moi et qui saute ma femme : au moins une fois ; elle-même me l’a raconté. Bon d’accord, je n’étais pas vraiment contre et c’est d’ailleurs un peu pour ça, pour qu’elle ait de la compagnie quand j’étais absent de la maison, que je l’ai invité à rester chez moi. À croire Suzy, ils ne sont pas parvenus à l’extase : dommage pour eux. De toute façon, elle ne souffre pas de la solitude : je sais tout sur elle, même ce qu’elle ne me raconte pas… Pour en revenir à Hubert, après Suzy, il ne trouve pas mieux que de draguer Irène ! Bon, là encore, je n’étais pas contre, c’est vrai : il m’a semblé, puisque ma fille devait se faire dépuceler un jour ou l’autre, qu’Hubert, un homme jeune mais déjà mûr et responsable, et pas trop mal fichu, avait les qualités qui convenaient, sachant qu’elle ne resterait pas longtemps avec lui puisqu’elle devait repartir en Floride après ses vacances. En plus, il l’a bien fait travailler pendant son stage. Je n’avais rien à lui reprocher jusqu’ici et je m’apprêtais même à augmenter sa part d’intéressement. S’attaquer à ma maîtresse, c’est une autre paire de manches : je n’ai pas l’habitude de partager la femme que j’aime avec quiconque, et encore moins avec le petit personnel.
Oh, qu’est-ce que tu essayes, toi ? Tu veux passer devant moi ? Eh bien tu passeras derrière.
Quant à Alexandra, cette petite pute, elle a encore plus tort de me défier, celle-là. C’est moi qui quitte les femmes, pas l’inverse. Tout ce que je lui ai donné ne lui suffit pas ? L’appartement de luxe, les vêtements couture, les bijoux, la voiture. Et ses cris de femelle en rut quand elle se fait baiser, ce n’est pourtant pas du cinéma ! Je sais que je la fais jouir. De toute façon, je l’ai dans la peau. Je n’aurais jamais imaginé, avant elle, le plaisir qu’on peut prendre avec une femme de couleur. Sa peau satinée, son parfum musqué, sa démarche sensuelle, ou gracieuse, sensuelle et gracieuse, et puis son visage de petite fille, et son sourire moqueur, enfin tout, quoi !… Mais assez rêvé : on ne retient pas quelqu’un qui veut s’en aller. Je ne suis pas comme mes ancêtres qui avaient droit de vie et de mort sur leurs esclaves. Quoique… Je n’ai rien dit jusqu’à présent. La vengeance est un plat qui se mange froid, alors je fais comme si de rien n’était. Pour le moment. Dissimuler les informations qu’on possède, n’est-ce pas ainsi qu’on réussit en affaires ? Ces deux là ne perdent rien pour attendre. Tous ceux qui ont voulu me trahir l’ont payé cher. Très cher même. Et ceux-là paieront encore plus cher. Je le leur promets.
Extrait du journal France-Antilles, lundi 1er juin
Encore un drame de la route. Un horrible accident a eu lieu dans la nuit de samedi à dimanche sur la nationale 1 à hauteur de la Lézarde. Pour une raison encore inexpliquée, la conductrice d’un cabriolet Delahaye a perdu le contrôle de son véhicule qui a franchi la barrière de sécurité. Après avoir fait deux tonneaux, il s’est écrasé contre un pick-up Dodge qui arrivait en sens inverse. La conductrice et son passager ont perdu la vie. À part quelques contusions, le chauffeur du pick-up est indemne.
(Fin)