Comptes-rendus

Vous avez dit « wokisme » ?

Soixante auteurs parmi lesquels nombre d’intellectuels reconnus, plus de cinq-cents pages, autant dire que la vague woke a quelques digues à franchir avant de submerger ce pays. La publication du colloque organisé en janvier 2022 par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie recevra sans doute autant d’applaudissements que de critiques. Ce gros ouvrages envisage successivement la déconstruction, les impasses de l’intersectionnalité, les défis de la reconstruction et se termine par une quatrième partie consacrée aux diverses disciplines scientifiques. On regrette d’emblée l’absence d’un index qui aurait pu déjà lister tous les mots récents ou recyclés ou des expressions appartenant au vocabulaire des partisans de la nouvelle déconstruction : critical social justice, logique systémique, inférioriser, subalternes, phallogocentré, patriarcat, masculinisation, masculinité toxique, manspreading, mansplaining, manterruptif, féminicide, écriture inclusive, écoféminisme, queer, LGBTQ+, cisgenres, TERF (trans exclusionary radical feminists), écriture inclusive, décolonial, postcolonial, colonialité, black face, racisé, inclusion, critical race theory, black lives matter, orientalisme, privilège blanc, fragilité blanche, déblanchir, islamophobie, Hijab Day. Plus quelques termes qui font partie du vocabulaire des critiques du wokisme, comme wokisme lui-même et cancel culture, islamo-gauchisme, veil fashion, veil washing, lyssenkisme, psittacisme, obscurantisme, post-vérité et même déconstruction qui est le plus souvent désormais employé péjorativement à l’encontre tantôt de Derrida lui-même (si ce n’est Heidegger et son Abbau/Destruktion), tantôt de ceux qui le citent sans l’avoir compris.

On n’entrera pas dans les détours d’un ouvrage qui, encore une fois, ne pourra pas être reçu de la même façon par les deux partis. Certains partisans du wokisme devraient néanmoins s’interroger sur des comportements qui contredisent la tolérance censée régner au sein de l’Alma mater. Ils pourraient en outre se poser au moins ces trois questions. 1) Est-il faux de dire que la critique des enseignements trop unilatéraux, à l’instar de ceux qui oublient les atrocités inhérentes à la colonisation, tombe souvent dans le même travers en ne considérant dans l’esclavage que la traite atlantique et en passant systématiquement sous silence à la fois le fait général de l’esclavage et la traite orientale plus longue et qui fit davantage de victimes ? 2) Si les malheurs présents de l’Afrique s’expliquent par la colonisation passée, pourquoi un pays comme le Vietnam, par exemple, qui a connu une colonisation tout aussi longue et brutale, ne connaît pas aujourd’hui les mêmes maux que l’Afrique ? 3) Comment enfin résoudre les contradictions qui surgissent dès qu’on renonce à l’universel et qu’on favorise les particularismes, comment par exemple défendre à la fois les femmes et les musulmans ?

Emmanuelle Hénin, Xavier Laurent Salvador, Pierre Henri Tavoillot (dir.), Actes du colloque Après la déconstruction – L’université au défi des idéologies, Odile Jacob, 2023, 528 p., 28,90 €.