Comptes-rendus

Quatre-vingt-dix ans d’« Esprit »

Emmanuel Mounier

Une revue qui fête ses quatre-vingt-dix ans ! En dehors de La Revue des deux mondes qui aura bientôt deux siècles d’existence mais qui est soutenue par un grand financier et de la Nouvelle Revue Française (créée en 1908), on ne voit pas qui pourrait battre une telle longévité. À vrai dire le plus remarquable n’est pas tant le fait qu’Esprit soit une aussi vieille dame mais qu’elle soit encore bien vivante aujourd’hui, à l’heure où les revues disparaissent les unes après les autres (Les Temps Modernes, nés en 1945, et Le Débat, né en 1980, ont cessé de paraître en 2020). Encore ces deux revues étaient-elles, comme d’ailleurs l’est toujours la NRF, sous l’aile de Gallimard, ce qui n’est pas le cas d’Esprit.

La crise des revues s’inscrit dans la crise plus générale de l’écrit-papier, livres et journaux, confronté à la concurrence de l’écrit-numérique, foisonnant et le plus souvent gratuit. Elle est aggravée par la spécialisation des savoirs et la raréfaction concomitante des « honnêtes gens » curieux de tout et ayant des lueurs sur tout. Si les débats éclairés sur les grandes questions de l’époque sont aussi nécessaires aujourd’hui qu’hier, encore faut-il que l’appétit en existe chez des lecteurs disposés à prendre le temps de la réflexion. Qu’une revue comme Esprit (désormais complétée par sa version numérique) soit toujours bien vivante et apporte, mois après mois, des contributions essentielles à la compréhension de notre temps est le signe que tout n’est pas complètement pourri dans le Royaume de Danemark.

A l’occasion de ses soixante-dix ans, Esprit s’était livrée à un exercice d’introspection qui avait donné, déjà, matière à une publication. C’est cette dernière qui, actualisée, est reprise aujourd’hui. L’histoire intellectuelle de la revue créée par Emmanuel Mounier est résumée en huit chapitres. Exercice passionnant qui permet de situer les évolutions de la ligne d’Esprit dans l’histoire intellectuelle de notre pays en général : depuis le personnalisme des débuts jusqu’à la crise des idéologies et notre « fatigue démocratique », en passant, par exemple, par la « mobilisation antitotalitaire » des années soixante-dix-quatre-vingts.

« Nous sommes des partis de l’esprit » – d’où le titre de la revue – écrivait Mounier dans ses Carnets, le 10 novembre 1932. Et il précisait ainsi son programme :

– Nous sommes des partis de l’esprit avant d’être du parti de la Révolution ;
– Ce qui commande le ton : notre profondeur spirituelle ;
– Le frontière au-delà de laquelle aucune collaboration n’est possible : l’athéisme (1).

Or qui se préoccuperait aujourd’hui, au sein de la rédaction, du point de savoir si l’auteur de tel ou tel article sur la transition écologique, par exemple, est croyant ou incroyant ? Au départ revue de doctrine orientée par le christianisme, Esprit est devenue une revue d’analyse et de proposition sans parti pris autre que celui de « raison critique » garder.

Esprit, une revue dans l’histoire est un bel objet, avec sa couverture à rabats, sa maquette très travaillée, même si les encarts imprimés en caractères blancs sur fond bleu marine ne sont pas d’une lecture très aisée. Résumer en seulement 57 pages de texte une histoire aussi riche était une gageure – le reste du livre étant occupé par des listes de dossiers traités dans la revue, d’auteurs y ayant contribué, deux bibliographies et les reproductions des couvertures d’anciens numéros. Le pari est néanmoins réussi… au prix d’une rédaction très dense qui laisse parfois le lecteur sur sa faim.

Esprit, une revue dans l’histoire, 1932-2022, Édition Esprit, 2022, 128 P., 17 €.

(1) in Mounier et sa génération – Lettre, Carnets et Inédits, Le Seuil, 1956, p. 105.