Ce recueil rassemble des poèmes des années 2019-2021 écrits pour la plupart en temps de confinement. Si tout le monde ne l’a pas vécue de la même manière, cette période fut pour beaucoup marquée par une certaine sidération, voire un vide existentiel. Les poèmes du dernier recueil de Dana Shishmanian sont tout autant un hymne à la musique qui baigna ses journées d’alors que la trace de l’inquiétude qui nous saisit quand des circonstances exceptionnelles obligent à regarder en face le tragique de la condition humaine.
Bien que les deux thèmes soient traités séparément et à la suite dans le recueil, ils se rejoignent parfois comme ici :
Explore les cordes des sons
si différentes les unes des autres –
du bois frappé – des lames de sable – de pierre – d’eau
sautant sur les pierres – de terre –
d’oiseau foudroyé en plein vol –
de houle de mer déchaînée –
de pleur contrit –
de cœur meurtri
La métaphore aquatique est constamment présente dans les poèmes évoquant la musique : l’eau de la musique tombe goutte à goutte, en torrents, en vagues déchaînées ou portées sur les cimes de la mer en glaçons, en gouttes planantes, flottantes soupirants gluantes, en nappes phréatiques, en vaguelettes, les notes du piano bouillonnent en surface d’un ruisseau sautillant, l’orgue déchaîne des cascades, des océans galactiques, la musique s’écoule en nous comme dans une tige de bambou, etc.
Ces poèmes semblent composés d’un seul jet, en écriture quasi-automatique. On ressent en les lisant le mouvement qui entraînait celle qui les écrivit. Voir par exemple la fin d’un poème consacré à l’orgue, intitulé « La troisième voix » :
syncopes d’ailes
suspendues dans des andantes subreptices
aurores boréales dissimulées entre les cimes de forêts
mouvantes – torrents de lumière noire rouge bleue
implorations de silence sanglots de sang bouillonnant
sur les plaies des plaines meurtries
irisées des voiles scintillants d’une lune virtuelle
naissant ailleurs, peut-être
On notera que la métaphore aquatique est bien présente ici avec les termes torrents et sanglots
Le deuxième thème est abordé dans le même irrésistible élan. A titre d’exemple, le début d’un poème intitulé « Mammifère » mais qui traite tout aussi bien de nos tragiques efforts pour défier la mort :
Ne pas mourir – se reproduire –
ne pas mourir avant
de se reproduire
ne pas mourir avant d’avoir élevé ses petits – ne pas
les voir mourir avant qu’ils puissent se nourrir –
ne pas mourir – dévorer – ne pas se faire dévorer –
tuer – ne pas se faire tuer – fuir –
Ou dans cet autre, « A mon esprit » :
elle a peur – elle se laisse faire – elle ne meurt pas –
elle se transforme – elle tend vers lui – elle veut l’aimer
elle veut le servir – ne le peut pas – ne réussit pas –
tout est erreur – toute interaction – toute volonté – tout désir
Inattendus dans un ouvrage de poésie, les nombreux mots relatifs à la science : ondes, particules, espace-temps, vortex, masses positives ou négatives, attraction-réjection, big bang, galactique, trou noir, trou de ver, chambre anéchoïque, bouteille de Klein, synapse, clepsydre… On aimerait savoir ce qui a poussé notre poétesse à puiser dans un tel vocabulaire.
Inattendus également, mais plus en rapport avec la réflexion sur la vie et son but éventuel, les concepts empruntés au bouddhisme : Purusha, Kundalini, amrita, Gabdharva, samsara. Des mots dont, contrairement aux précédents, la clé est donnée dans des notes de bas de page.
D. Shishmanian croit-elle à la métempsychose ? On n’en jurerait pas. Elle porte en tout état de cause un jugement plus que négatif sur ce que nous sommes (« les déchets d’une humanité révolue »), même si elle laisse entendre que notre espèce déchue pourrait en annoncer « une autre […] qui fleurira ailleurs […] hors de ce monde dépotoir ».
En attendant, nous demeurerons avec nos ridicules et nos faiblesses :
on désire l’amour qu’on n’a pas – on rejette l’amour
qu’on a – on appelle les larmes au secours –
ce sont des bonnes sœurs toujours prêtes à consoler
Chez D. Shishmanian, les recueils se suivent et ne se ressemblent pas. Les thèmes abordés, comme la tonalité – bien plus grave – apparaissent ainsi complètement renouvelés par rapport au précédent Néant rose.
Le Sens magnétique (2019-2021), Paris, L’Harmattan, 2022, 120 p., 13 €.