Une heureuse rencontre poétique
Écrivain suisse dont l’œuvre compte plus de 50 livres, récompensés d’importants prix littéraires dont le Prix de l’Académie française en 2001 et la distinction de Chevalier des Arts et des Lettres, Claude Luezior s’engage à mettre sa plume au service de l’homme, à défendre les hautes valeurs de l’humanisme. La noblesse de son caractère et sa carrière de médecin le rendent sensible à la souffrance de toutes sortes. Son écriture en porte témoignage et devient peu à peu un moyen de dénoncer et de combattre les maux qui assombrissent l’existence humaine. Homme de plume engagé, il fait vibrer sa voix en poésie, en prose, en essais au nom de tous les gens, se dressant contre l’injustice, la violence, la barbarie, les horreurs des guerres absurdes qui fauchent la vie et la beauté de l’existence humaine. Son écriture tourne parfois au pamphlet.
Pour lui, l’art sert à dévoiler, à combattre, à rendre à l’homme sa dignité, à rappeler que la vie n’est pas uniquement noire, mais lumière avant tout. La source en est la beauté, celle de la nature resplendissante et de l’homme, dans son âme et son esprit, capables de régénération. Comme tout écrivain, Claude Luezior exprime sa vision de la vie dans sa profondeur et ses multiples aspects, y compris la relation de l’homme avec Dieu. L’amour n’en fait pas défaut.
Un très jeune poète roumain, Tudor Goția, étudiant en Lettres, découvre Claude Luezior par ses premiers recueils de poèmes et se laisse charmer par ses vers à tel point qu’il se consacre au travail de les transposer dans sa langue. C’est ainsi que débute son chemin de traducteur. De la trilogie de jeunesse de Claude Luezior, Tudor Goția choisit le recueil Furtive, publié en 1998. Il fait le meilleur choix, en résonnance avec son âge et sa sensibilité, qui nous révèle son goût de la métaphore et de l’inédit de l’image qui l’approche de l’imaginaire poétique de l’écrivain suisse. L’empathie rend cet accord heureux entre deux poètes de cultures différentes qui fait de la traduction un acte inspiré et une réussite.
Le jeune poète et traducteur roumain n’hésite pas de faire de son travail un acte de révérence au poète suisse, de lui rendre hommage, donnant accès au public roumain à la poésie de Claude Luezior, dont j’ai aussi traduit en roumain des poèmes publiés dans nos revues littéraires. Mais Tudor Goția va plus loin dans la voie de la traduction, il transpose intégralement en roumain l’un de ses recueils. C’est un acte de courage de promouvoir un poète étranger consacré, au sommet de sa carrière, et de confiance du poète suisse en son jeune traducteur. Voici une harmonieuse concertation poétique entre les deux poètes.
Furtive est un livre à part dans la création de Claude Luezior autant par sa thématique que par son langage poétique. Il s’ouvre par le poème L’avez-vous vu ? qui place l’existence sous le signe d’un mystère caché, représenté métaphoriquement par l’oiseau, le lien entre deux mondes, terrestre et métaphysique. C’est l’oiseau du paradis qui traverse l’horizon de notre existence comme une flèche, le symbole de la lumière spirituelle, de l’espoir, du rêve, de la grâce, de l’inspiration. Mais tous les gens ne peuvent pas le voir, certains l’ont entrevu, d’autres ont senti son tressaillement comme un appel dans leur cœur et sont à sa quête :
Rejoindre l’oiselle
emplumée
d’étoiles premières
au bout du paradis
Pour encore
sentir le luxe
d’un tressaillement
d’elle
Mince trait noir
qui s’enfonce
comme une flèche
dans la chair
du crépuscule
Filament d’espoir
pour survivre
au nom de l’oiselle
L’harmonie de la vie est troublée par des orages, comme le ciel sillonné d’éclairs et de tonnerres, bouleversée par les inconstances, les trahisons, les désillusions qui s’emparent de nos cœurs. Le poète est à la quête des mots rares, forts, vifs et simples pour témoigner de la vie dans ses élans et ses déceptions, de l’amour qui nous fait sentir la chaleur, la joie, le bonheur de l’existence. Tout n’est pas miel et printemps en amour, cela peut devenir morsure, blessure et désenchantement. Alors on se réfugie dans les souvenirs, on a besoin de tendresse pour vaincre la souffrance, pardonner, retrouver l’espoir. La voix du poète alterne réflexion et confession :
En ces délires
de luttes
en cette avarice
du temps
je n’ai encore trouvé
le chemin du pardon
le chemin de l’espoir
le chemin de l’amour
Il faudra tant de temps
pour oublier l’anneau
tant de regards pour oublier
la morsure du départ
Parfois la plume du poète se laisse aller au jeu verbal lorsqu’il imagine un poème autour du symbole de la forêt par la conjugaison à la forme négative du verbe aller pour nous suggérer l’épuisement du rêve :
Il n’ira plus au bois
la fiancée s’est évaporée
la source entière a été bue
par les mousses avides
Cependant son rêve d’amour ne le quitte pas, ni l’obsession d’une femme qui serait pour lui la plus précieuse source de beauté, de lumière, d’enivrement, d’espoir, d’élan vers le paradis :
Elle sera vitrail
qui s’enivre de lumière
et je regarderai la pierrerie
bourgeonnante d’éclairs
Elle sera le ciboire
de l’embrasement
ciboire d’espérance
Elle sera ogive
ogive de feu
ogive
où montent les prières
Elle sera volute qui s’évapore
et ses yeux m’éclabousseront
d’agates opalescentes
Elle sera mystère
et son pouls battra
sur un corps de cire
Elle sera mamelle
et je boirai son suc
à grandes gorgées de soleil
Elle sera fluide
au mitan de ma nuit
qui susurre
nos hormones essentielles
Elle sera
ma flamme
obsessionnelle
Le poète croit à l’harmonie à construire ensemble, homme et femme, dans un couple où l’on peut respirer heureux. Il nous invite à y croire et à le faire :
Homme et femme
qui coulent
ensemble
et pour toujours
La femme aimée devrait incarner les deux côtés de la vie, le sacré et le profane, garder son mystère dans son corps de chair, être source de bonheur. Le poète l’imagine déesse, il est prêt à vivre avec elle son rêve d’amour et à l’immortaliser dans son écriture:
Mon cœur est en désir
d’écrire la liturgie de la vie
Mon cœur est en désir
d’écrire la romance fertile
des corps
en devenir
d’écrire la prière
où fleuriront nos visages
nos brûlures et nos émoi
Mon cœur est en désir
d’écrire avec toi
le long pèlerinage de la tendresse
L’amour heureux, enivrant, magique, pareil au miracle, est le rêve de tout homme et de toute femme. Le poète sait le peindre avec délicatesse, en métaphores inspirées par la nature, tel un peintre qui fait danser sur la toile sa palette de couleurs.
Au centre du recueil Furtive est l’amour, ce feu d’artifices de la vie qui nous accomplit, nous fait briller, nous métamorphose. Le jeune poète Tudor Goția n’aurait pu choisir rien de meilleur pour traduire en roumain que ce texte proche de sa sensibilité et de son âge, celui de l’amour. Il s’y applique avec sérieux pour trouver la meilleure version dans sa langue, sans s’écarter du sens de l’original, même lorsqu’il favorise un synonyme roumain au lieu du néologisme français qui existe dans sa langue. Ainsi la traduction devient-elle plus souple, plus fluide, plus musicale.
Espérant qu’il va continuer ce travail de donner vie en roumain aux recueils de poèmes de Claude Luezior pour le faire connaître au public roumain, nous souhaitons bonne réussite à Tudor sur la voie de la traduction.
Sonia Elvireanu
