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Faire courir la photographie

Deuxième livraison de la toute jeune maison d’édition Ad Verba, après Faire courir le monde. Il s’agissait, rappelons-le, du résultat d’un appel aux poètes, invités à illustrer avec leurs mots des images représentant des œuvres des deux fondateurs d’Ad Verba, artistes plasticiens. Le résultat fut la publication d’un très beau petit livre, impeccablement présenté, qui regroupait trente-huit poèmes d’autant de poètes différents accompagnant la reproduction d’autant d’œuvres différentes (1).

Ad Verba est basée à Niort où se trouve par ailleurs un lieu dédié à la photographie contemporaine, la Villa Pérochon, autrement dit le CACP. D’où l’idée de croiser, cette fois, le verbe des poètes avec seize clichés tous pris dans la région niortaise lors de résidences d’artistes par des photographes issus de tous les horizons. Pour étoffer l’ouvrage, le jury de sélection a accepté plusieurs poèmes par photographie, soit finalement 47 textes sur les 680 qui lui étaient soumis à l’origine par 285 poètes. 47 textes pour 47 poètes différents, soit un poète retenu sur six environ, une sélection donc pas si sévère en réalité.

À première vue, la différence principale avec le recueil précédent tient à la présence de six poèmes en vers plus ou moins réguliers : « Toi », trois quatrains d’alexandrins, rimes plates. « Parler du silence », quatre quatrains de pentasyllabes non rimés.« La nature humaine », quatre quatrains, rimes croisées. « J’ai parfois l’impression », quatre quatrains, rimes plates. « Retiens ton bras », trois quatrains plus un tercet, 4/6/6/6 pieds, rime commune aux deux derniers hexasyllabes de chaque verset. « Fenêtre sur ma vie », quatre quatrains, chacun monorime. Cette énumération pourra paraître fastidieuse. Elle apparaît néanmoins révélatrice des réticences du jury – quoique moins prononcées que pour le précédent recueil – concernant la poésie « à l’ancienne ». À y regarder de près, un seul poème en effet, « Toi », est à la fois métré et rimé, deux à la rigueur si l’on y adjoint le poème « Retiens ton bras ». Bien sûr, le rejet de la poésie de forme « classique » n’est pas seulement le fait de ce jury en particulier. Il correspond à la pratique actuelle des revues et des éditeurs d’ouvrages de poésie. Certes, le vers libre a ses vertus et l’on est tout à fait en droit de penser que la poésie métrée et rimée ne correspond plus à la sensibilité d’une époque qui n’affectionne guère les contraintes. On ne croit plus Baudelaire, lequel écrivait à propos des « lois de la métrique » qu’« elles n’ont jamais interdit à l’esprit original de s’exprimer. Le contraire est sans doute plus vrai : elles ont toujours aidé l’esprit original à parvenir à l’originalité » (2).

Pour en revenir à Faire courir la photographie, on en recommande vivement l’acquisition, pas seulement pour encourager Christine Lumeau et Xavier Ribot, les animateurs d’Ad Verba, ou parce que leur livre est un très bel objet qu’on aura plaisir à feuilleter et à conserver dans sa bibliothèque, mais encore et surtout parce qu’il renferme quelques pépites, poème ou parfois seulement un verset, un simple vers se détachant d’autres textes que les amateurs de poésie liront de toute façon avec plaisir.

Florilège (dans l’ordre du recueil)

Un vers du poème « Toi » de Sophie Antoinette Genest (la photo représente deux jumeaux) :

Il rit de qui je suis se moquant de lui-même

Le début du poème de Fanny Toison :

elle dit la neige des vallées isolées et elle voit celle des
camisoles de force celle de Camille Claudel et ses cheveux poudrés de
marbre et celle de Sylvia Plath dans la cendre du
four et les cheveux de neige des hommes qui les enferment

Une phrase de Kaa, à la fin d’un paragraphe :

Je marche sur des restes d’eau et d’os, je fais un certain bruit.

Le premier quatrain de Valérie Dauphin :

Parler du silence
c’est encore parler
Juste le ruisseau
jusqu’à son oreille

Un bout du poème de Félix De Luffi :

J’avais fait un haïku.
Ça disait quelque chose comme :
Longue ligne de pétales
De lys
Ondoie sous le vent.
Un sourire.

La violence chez Khalid El Morabethi :

Je me vois toucher mon visage, comme un barrage aux questions fermées, comme si j’allais à l’école pour mourir et non pour m’en sortir, comme si la violence était un papillon qui vole et non pas une fusée qui se lance, comme si la paix était accrochée près des habits, comme si l’âme ne trouvait pas sa mesure, comme si l’aigu et le grave se battaient jusqu’à ce que je ne sois plus qu’un murmure.

Camille Montagnon inspirée par la photo d’un vieil homme devant un verre de vin :

Le blanc, c’est pour mieux s’oublier dans le velours rouge et les histoires qu’il ne vivra pas. On l’a suivi une fois, voir ce que ça fait de payer pour poser son cul sur des sièges propres. On a dormi, puis les lumières se sont rallumées.
Ça a fait des petites auréoles sur la chemise rose et on a su qu’il pleurait.

 

Faire courir la photographie, préfaces de Joan Fontcuberta et de Corinne Mercadier, postface de Sylviane Van de Moortele. Niort, Ad Verba, 2025, 128 p., 15 €.

 

(1) https://mondesfrancophones.com/publications/faire-courir-le-monde/

(2) Charles Baudelaire, Salon de 1898. Il y a heureusement des exceptions, des poètes résistants, capables de s’inscrire dans les règles tout en produisant une poésie à la fois puissante et moderne, qui finissent par se faire publier. Bonne nouvelle : Sang d’étoile, le dernier recueil de Jean-Noël Chrisment, que nous mentionnions dans notre article sur Faire courir le mondeest enfin sorti des presses aux Éditions Tarabuste. Avis aux amateurs d’une poésie savante, raffinée et profonde.

(2) Charles Baudelaire, Salon de 1898. Il y a heureusement des exceptions, des poètes résistants, capables de s’inscrire dans les règles tout en produisant une poésie à la fois puissante et moderne, qui finissent par se faire publier. Bonne nouvelle : Sang d’étoile, le dernier recueil de Jean-Noël Chrisment que nous mentionnions dans notre article sur Faire courir le monde est enfin sorti des presses aux Éditions Tarabuste. Avis aux amateurs d’une poésie savante, raffinée et profonde.