Chroniques

Le poisson du vendredi

La tradition du poisson le vendredi est bien l’une des causes essentielles de mon anticléricalisme primaire ! Primaire au sens de l’âge, de la prime enfance. Et primaire au sens basique, qui vient en premier.

Plusieurs raisons expliquent ce comportement.

Analysons-les.

Sol en mosaïque de l’Église Byzantine à Pétra

Tout d’abord, la pesanteur sociologique, liée au poids de la tradition religieuse.

Le carême du vendredi reste lié à un usage profondément chrétien et fortement catholique dans le midi toulousain. Pour l’immense majorité des familles, il était alors impensable de manger de la viande le vendredi, d’où le recours au poisson.

Cuisiner des mets à base de viande devenait impossible, vu la promiscuité des logements, les odeurs de cuisine trahissant immédiatement les réfractaires et dans les quartiers populaires, marcher à pied le long du trottoir permettait de connaître tous les menus du repas à venir.

Et il y avait toujours une bonne âme bien-pensante pour vous dénoncer publiquement, et plus particulièrement celles que nous dénommions « grenouilles de bénitier », en général des veuves ou des vieilles filles.

Mes parents subissaient évidemment cette pression du voisinage et de la famille, notamment celle des cousins de la campagne, qui pesait lourdement pour que je fréquente le catéchisme et que mon petit frère soit baptisé. Il y avait une forte proportion d’ouvriers communistes et/ou du cégétistes. Paradoxalement, cette classe qui préparait des lendemains qui chantent, respectait globalement les rites religieux. On lisait l’Huma et on faisait aussi la communion, qui équivalait à une fête religieuse le matin (messe à l’église) suivie d’un festin plutôt païen, où l’on offrait des cadeaux.

J’ai été frappé par le fait qu’il y avait toujours une montre, comme si le passage par la communion était un rite permettant à l’enfant de pouvoir enfin disposer de la connaissance de l’heure, et par là de maîtriser son temps. Quand on est habitué à obéir à des ordres venant d’en haut, voire de très haut !

Mon père, toujours un peu rebelle, avait trouvé « sa » solution pour rester un esprit libre : si on mangeait de la viande, on le faisait discrètement, plutôt des restes et le vendredi on dégustait de grands plats de pates et des omelettes. Presque jamais de poisson le vendredi, ce qui permettait de se sentir un homme libre, en paix avec sa conscience !

Deuxième raison, se posait aussi le problème de la qualité du poisson.

Dans les années 50, dans une ville comme Toulouse, éloignée de la mer, et avec l’équipement frigorifique de l’époque, le poisson livré le vendredi matin dans les poissonneries du quartier, n’avait pas forcément bonne mine. L’équipement frigorifique n’existait pas encore, et le poisson était maintenu au froid par de gros blocs de glace.

L’étalage du poissonnier du faubourg Bonnefoy, le plus proche de chez nous, présentait ses poissons étalés sur ces blocs de glace, qui brûlaient les chairs d’un côté en laissant l’autre face à l’air ambiant. Pas étonnant que ces pauvres merluchons aient l’œil torve, le teint bileux et l’ouïe rougeâtre !

Et en plus l’odeur de poisson était prégnante, ses effluves « embaumaient » à 20 mètres à la ronde. Le produit n’était pas du tout appétissant, ce qui déclenchait chez l’enfant que j’étais une répulsion, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui, avec les progrès de l’hygiène et du froid, de salvatrice. La poissonnerie étant située en face l’école maternelle Bonnefoy, j’avais donc tout jeune ressenti cette aversion.

Et pourtant nous aimions le poisson, surtout celui que nous ramenions de nos parties de pêche du dimanche dans les rivières de la région. Ablettes, goujons, gardons, tout ce petit fretin était bon à déguster en friture. Nous n’étions pas de grands pêcheurs. Mon père était « monté fin », ce qui ne permet pas de prendre les gros poissons, qui cassent systématiquement le bas de ligne. Nous nous régalions avec ces fritures, dont le volume permettait à peine de faire une entrée.

Le contexte était fort différent chez MC, mon épouse, dont le beau-père, excellent pêcheur, ramenait de grosses quantités de poisson de rivière, qu’il fallait ensuite manger en famille. Pour elle, devant cet excès de poisson, tanches et carpes qui pouvaient parfois sentir la vase (pêche en étang), et ces anguilles qui continuaient à se tortiller dans la poêle, on peut parler de dégoût : aujourd’hui encore elle a du mal à en manger. Heureusement qu’il y a les coquilles St Jacques et les crustacés dans leur ensemble pour rétablir l’équilibre.

Le paroxysme de cette aversion au poisson du vendredi fut atteint dans les repas collectifs. Au lycée Bellevue, le repas du vendredi à la cantine était construit autour d’un plat de poisson, et dans mon souvenir, il s’agissait d’un merluchon grillé servi entier dans le fameux plat en inox. Et comble de malheur il était accompagné d’un immonde plat d’épinards, que l’odeur et la couleur feldgrau rendait immangeable.

Merluchon dans son état naturel

Pourtant, si l’on faisait l’effort de retirer la tête, les arêtes et la queue, la chair était bonne. Et comme les lycéens, déjà contestataires dans leur majorité, refusaient cette obligation religieuse du vendredi, les plats de poisson repartaient aussi pleins qu’à leur arrivée, et nous retournions en classe le ventre vide. Il fallait attendre le goûter, au retour du lycée, pour se rattraper avec des tartines de pain et des carrés de chocolat.

Je ne me souviens pas qu’il y ait eu du poisson pané, ce qui serait beaucoup mieux passé. Il a dû arriver en France à la fin des années cinquante, après avoir été créé aux USA en 1953.

Mais d’où vient cette tradition religieuse si pesante et qui a pollué la vie de millions d’hommes et de femmes, depuis des centaines d’années ?

Pour les premiers chrétiens, le poisson est un signe symbolique, qui permet de se reconnaître. Le premier chrétien traçait un arc de cercle, le second en traçait un deuxième, formant un poisson : ils pouvaient alors communiquer.

Deux arcs de cercle croisés, le signe de reconnaissance des chrétiens

Le motif du poisson était le moyen caché de représenter le Christ, car le mot grec Ichtus (qui signifie poisson) rassemble l’initiale des termes grecs composant la formule « Jesus-Christ Fils de Dieu Sauveur », (Jesous Christos Théou Uios Sauter). Mais dans le Évangiles, aucune obligation n’est faite de manger du poisson le vendredi.

D’autres sources penchent vers un coup marketing des moines du moyen-âge, possesseurs de rivières et d’étang, et désireux de vendre leur production en se garantissant un jour obligatoire de consommation par semaine. Pour les historiens plus sérieux, il s’agit d’une coutume du Moyen Âge mise en place pour des motifs de santé et de pénitence.

Il s’agissait à l’origine de faire une journée de repas maigre pour les grands de la chrétienté afin d’éviter les excès des grands repas et des « bombances » quotidiennes. Outre le caractère nutritif du poisson, permettant au corps de se reposer un peu après les repas plus lourds de la semaine, il s’agissait d’effectuer une sorte de pénitence par une privation pour garder à l’esprit les valeurs chrétiennes, entre autres, l’humilité.

Ce choix du vendredi se fait par ailleurs par rapport à la figure christique, puisque Jésus a été crucifié un vendredi. Par ailleurs Jésus et le figure du Poisson étaient déjà fréquemment associés, et il était donc logique de les réunir en ce jour du vendredi.

Ichtus = poisson

C’est donc à cause des excès de table des seigneurs du Moyen Âge, et d’une volonté de coercition de l’église, imposant des privations pour rappeler les valeurs chrétiennes, que déjà enfant j’ai subi cette obligation du poisson du vendredi.

Avec le temps, on a oublié les causes d’une tradition qui persiste, (c’est aussi le cas dans d’autres religions pour d’autres ukases). Les croyants continuent à imposer des règles dont ils ont oublié les raisons originales, et on continue à se battre et à mourir à cause de ces traditions devenues obsolètes, donc absurdes.

Dans leur remarquable livre « La France sous nos yeux », au Seuil, Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely révèlent la chute rapide de la pratique religieuse en France. 74% des moins de 35 ans ignorent à quoi correspond l’Ascension, et 91% la Pentecôte. La part des baptisés dans les naissances régresse de manière spectaculaire, de 76% en 1970 à 27% en 2018.

Il est évident que les raisons pour manger du poisson le vendredi sont sorties de la mémoire religieuse. N’oublions pas cependant le côté positif de ce jour consacré au poisson : maintenant que chacun dispose d’un réfrigérateur, et que les moyens de transport et de conservation frigorifiques sont sécurisés, il est bon d’en manger pour équilibrer son régime alimentaire. Et il est hautement recommandé d’en consommer, quelque soit le jour de la semaine. Il y a dans tout le pays d’excellents restaurants qui servent des turbots, des cabillauds, des raies et d’autres poissons succulents.

Mangez du poisson, du lundi au dimanche, vous respecterez ainsi la Bible et les Évangiles, qui n’imposent aucun calendrier, si vous êtes chrétien. Sinon vous vous comporterez en esprit libre.