Chroniques

Gitanes et Gauloises

Los Gallos, Séville, le jeudi 9 décembre 2021.
Avec Charles*, nous assistons à une représentation de Flamenco au Tablao (cabaret), susnommé. Le spectacle prend aux tripes, par la grâce d’acteurs maîtrisant parfaitement leur technique. Les chants remontent à la nuit des temps. La force intérieure de la danseuse s’exprime dans chaque ondulation et chaque mouvement du poignet, grâce à un mélange d’énergie, de grâce dépouillée et d’inventivité permanente. Elle dialogue avec ses guitaristes, eux aussi virtuoses, dans une joute tour à tour calme, en transe ou à bout de souffle. La bailerina répond aux injonctions des voix d’hommes, accompagnées de guitares sèches, avec tout la hargne et la beauté de leur art

2021 12 09 Los Gallos le final du spectacle de Flamenco (photo avec l’autorisation de la direction)

C’est alors qu’une figure me surprend et m’interpelle. Dans sa position, un bras remonté par-dessus la tête, le second reposant sur la hanche, la bailarina évoque à s’y méprendre, la gitane des paquets de cigarettes, dont le dessin a imprégné notre enfance. Si l’on retire les volutes de fumée, la silhouette stylisée de la danseuse est identique.

Ce dessin aura marqué notre jeunesse, on le trouvait partout dans la publicité et bien sûr, sur les paquets de cigarettes à la marque « Gitanes ». Un peu d’histoire (source Wikipédia) : les premiers paquets de Gitane ont été dessinés par Maurice Giot en 1927. Il reprend des symboles espagnols comme le tambourin, un éventail et des oranges. Il a vraisemblablement été inspiré par les cigarières de « Carmen » de Prosper Mérimée, mis ensuite en musique par Georges Bizet. C’est Max Ponty qui en 1947 masquera partiellement la danseuse dans des volutes de fumée. Par son nom féminin et son design, la Gitane s’opposait à la Gauloise, qui, malgré son nom, était typiquement masculine.

Point de femme-gauloise sur le paquet, mais un casque de guerrier, avec les ailes sur les deux côtés, comme Astérix le Gaulois. Un vrai symbole de virilité, qui séduisit les hommes de plusieurs générations. Fumer des gauloises, constituait un fort marqueur de puissance et de force !

Les Cigarettes et les Arts :

Produit populaire, gitanes et gauloises sont emblématiques de toute une époque, une grande partie du 20ème siècle. Elles ont marqué toute mon enfance, omniprésentes, surtout dans la bouche des hommes. Et partout où il y avait des hommes, seuls ou en réunion, il y avait une épaisse fumée, à laquelle les non-fumeurs ne pouvaient échapper. Elles sont hyper présentes au cinéma et dans la littérature. Et elles imprègnent la chanson française.

D’abord la Gitane : cigarette plutôt féminine, elle a été moins chantée que la Gauloise. Serge Gainsbourg fumait entre 2 et 5 paquets de gitanes par jour.

Dans sa chanson « Dieu, fumeur de havanes », qu’il interprète avec Catherine Deneuve, celle-ci lui répond : « Tu n’es qu’un fumeur de Gitanes ». Dans les raisons évoquées par Serge Gainsbourg dans sa motivation de fumeur, il n’y a pas que le fait d’être accro à la nicotine/ Il évoque « la beauté du geste ».

« J’ai besoin de la nicotine, du goudron, du papier. Mais j’ai aussi besoin d’essayer mon briquet, de porter ma main gauche à ma main droite, de jouer avec les briquets, de faire claquer la flamme. Fumer, c’est un climax qui revient toutes les cinq minutes chrono. C’est aussi une recherche esthétique ».

On pourrait rajouter que pour les timides, et il l’était dans sa jeunesse, fumer permet de se doter d’une contenance.

La vidéo de La Javanaise s’ouvre sur la main de Serge Gainsbourg qui prend délicatement une cigarette dans son cendrier. La clope se consume tout au long de la chanson. Le chanteur la regarde, la fait tourner entre ses doigts, en aspire parfois une bouffée. La plupart du temps, il ne la fume pas mais laisse les volutes l’envelopper. Sa Gitane est un accessoire hypnotisant dans ce clip au plan fixe.

Autre fumeur de gitanes célèbre, le commissaire Cabrol ne fume, lui, que des Gitanes Maïs, dans la série « Les Cinq Dernières Minutes ». Philippe Séguin, dans un autre domaine, était aussi un grand amateur. Et c’est pratiquement tout pour les gitanes.

Les Gauloises, elles, ont fait un tabac !  Nombreux sont les hommes connus ayant fumé des Gauloises. Au commencement, on trouve les Poilus de 14/18. Georges Orwell écrit qu’il en fume dans son livre « Dans la dèche à Paris et à Londres ». Jean-Paul Sartre enfumait le Café de Flore.  Albert Camus, malgré ses problèmes pulmonaires, avait toujours une gauloise à la bouche. Renaud en parle dans ses chansons. Alain Bashung aimait les gauloises, à tel point qu’il continua à en fumer pendant sa chimiothérapie. L’auteur-compositeur français Jacno doit son surnom à Marcel Jacno, par allusion à sa forte consommation. Marcel Jacno est l’auteur du dessin du paquet de gauloise, qui, fait exceptionnel, portera sa signature. Léo Ferré a chanté la gauloise en 1964, dans une chanson d’amour où il s’adresse à la cigarette comme à une amante. Curieusement il enregistrera cette chanson en 72 en la rebaptisant « La Gitane » ! Et il fumait des Celtiques…

Yves Simon leur dédiera une magnifique chanson : « Les Gauloises Bleues », qui eut un grand succès. 

On fumait des Gauloises Bleues
Qu’on coupait souvent en deux
La la la les beaux jours
Les petites femmes de Paris montaient sur nos balcons,
Voir si les Fleurs du Mal poussaient encore en cette saison
La la la la la la

Au cinéma, les acteurs avaient l’habitude de fumer. Tout personnage « viril » se devait d’avoir une cigarette à la bouche. Par exemple, dans le film « La Traversée de Paris », (1956), Louis de Funès tend un paquet de gauloises à Jean Gabin, en lui disant :« Tenez, un p’tit paquet de Gauloises pour le trajet ! ».

Autre exemple, dans « A bout de Souffle » de Godard, Belmondo a pratiquement en permanence « une clope au bec », notamment dans la scène où il accompagne Jean Seberg, vendeuse du New York Herald Tribune, sur les Champs Élysées.

Dans Les Tontons flingueurs (1963), dans lequel la cigarette participe de la construction des personnages, on ne recense pas moins de 42 cigarettes allumées en 1h45 de film.

De même, dans tous ses films, « le visage d’Humphrey Bogart était sublimé par la lumière du briquet », avance Adrien Gombeaud . Difficile de l’imaginer allumer autre chose qu’une cigarette. « Dans ”Le Port de l’angoisse”, il rencontre Lauren Bacall, qui tasse sa cigarette sur le dos de la main, et il lui écrit son numéro sur un paquet d’allumette. » Cette séquence est mythique pour l’acteur américain qui, alors atteint d’un cancer de l’œsophage, aimait dire : « Les cigarettes sont les clous de mon cercueil ».

Le Port de l’Angoisse : Humphrey Bogart Lauren Bacall de Howard Hawks

On ne conçoit pas un film de cette époque où le héros serait un non-fumeur. Les films des années soixante sont une ode à la cigarette. Comment imaginer alors qu’un adolescent puisse résister à une telle pression médiatique et environnementale !

La Cigarette et les Hommes au XXème siècle :

Il est impossible d’imaginer l’homme du XXème siècle sans son équipement tabagique. Les fumeurs étaient tellement accros à la cigarette qu’ils devenaient malades, quand ils en manquaient, et surtout quand ils essayaient d’arrêter de fumer. Ils subissaient une dépendance comparable à celle de la drogue. Rares étaient les hommes qui ne fumaient pas. Être non-fumeur signifiait alors la non-appartenance au groupe. Il fallut les premières campagnes anti-tabac à la fin du siècle pour commencer à inverser le mouvement.

En 1957, 75% des hommes fument (contre 15% des femmes). C’est alors que l’on commence à évoquer les risques de cancer du poumon. Je serai personnellement touché par ce fléau, mon grand-père Jean en mourra en 1964 à l’âge de 68 ans, et mon père André en 1986, à l’âge de 65 ans. Ce sera mon vaccin anti-tabac.

La consommation de tabac va commencer à décroître, encouragée par la loi Veil en 1976.

La loi Veil du 9 juillet 1976 est le premier grand texte visant explicitement à lutter contre les méfaits du tabagisme. Elle s’attaque principalement à la publicité, prévoit des interdictions de fumer dans certains lieux à usage collectif et impose l’inscription de la mention « Abus dangereux » sur les paquets de cigarettes. Elle sera renforcée 15 ans plus tard par la loi Évin du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme. Elle renforce considérablement le dispositif législatif existant. Ainsi, la loi Evin interdit « toute propagande ou publicité, directe ou indirecte, en faveur du tabac ou des produits du tabac ainsi que toute distribution gratuite ».

Le tabac est enfin interdit dans les lieux publics.

Le Tabagisme au 21ème siècle :

Le président Chirac, réélu en 2002, promulguera un plan anti-tabac et anti cancer. A ce jour, 23% des européens continuent à fumer. Si la part des hommes diminue, celle des femmes augmente. En France, 1 fumeur sur deux meurt du tabac : soit 73000 personnes par an, 200 personnes par jour, ce qui est supérieur au nombre de morts de la covid. La lutte contre le tabagisme n’est pas terminée.

Le prix du paquet a dépassé les 10 €, les ¾ du prix de vente étant reversés à la sécurité sociale pour financer les dégâts causés par le tabac.

Épilogue : Les faits sont brutaux, sous des dehors séduisants et esthétiques, la cigarette a beaucoup tué. On pardonnera aux artistes qui ont cédé aux sirènes du tabac, comme d’autres, admirés, l’avaient fait avec les stupéfiants ou l’alcool. De nombreux chefs-d’œuvre ont leur source dans des domaines que la morale réprouve. Les créateurs ont été libres de leur choix, ils ont pu les assumer. Malheureusement leurs imitateurs n’ont pas été de grands créateurs et leur mort anticipée n’a rien apporté à l’art.

« Vivre dangereusement » demeure cependant l’un des sels de la vie. Sachant qu’avec le tabac, on est pratiquement sûr de perdre au moins une fois sur deux : le paradis artificiel se transforme à terme en enfer.

Citons enfin Baudelaire, l’auteur des « Paradis Artificiels » :
« Les vices de l’Homme sont la preuve de son goût pour l’infini. Seulement, c’est un goût qui se trompe souvent de route. »

Charles Baudelaire Autoportrait 1860

*Charles est notre petit-fils en stage Erasmus à Séville