Les Martiniquais ont de la chance. Leur rendez-vous annuel avec le jazz international les invite à de riches découvertes ou à faire plus ample connaissance avec des artistes reconnus mais, pour certains, jamais invités jusque-là dans leur île. Treize événements, en divers lieux de l’île, vingt-cinq ensembles : on peut difficilement imaginer une plus riche programmation. Si cette dernière accorde traditionnellement la plus grande place aux ensembles (afro-)caribéens ou latinos, avec cette année une forte présence de musiciens cubains, sans négliger les Martiniquais, elle ménage également des ouvertures vers d’autres musiques venues pour cette édition d’Angleterre, d’Espagne, de la Réunion, de France métropolitaine.
Les « notes » qui suivent ne concernent qu’une petite partie de cet océan musical.
Thomas et David « Enhco » sont deux frères tombés dans la musique dès le plus jeune-âge. Leur grand-père était le chef d’orchestre Jean-Claude Casadesus ; leur mère la soprano Caroline Casadesus et leur beau-père le violoniste jazz Didier Lockwood. David, l’aîné, s’est finalement tourné vers la trompette tandis que Thomas, son cadet de deux ans devenait pianiste et compositeur. Ils se sont produits en Martinique dans la formation du plus jeune, le Thomas Enhco Quartet avec Jérémy Bruyère à la contrebasse et Matthieu Chazarenc à la batterie. Rien que des instruments acoustiques amplifiés avec discrétion, le batteur se faisant lui aussi discret, une occasion pas si fréquente d’entendre une musique savante et épurée où le leader sait lui-même s’effacer quand il le faut pour céder la vedette à son brillant trompettiste de frère. Aussi talentueux l’un que l’autre, couronnés tous les deux par des Victoires du Jazz, leur complicité sur la scène fait plaisir à voir et leur duo – en l’absence des deux autres instrumentistes – est le meilleur moment du concert. On prend trop facilement pour acquis qu’un bon concert de jazz qui se respecte exige la présence d’une section rythmique : rien de plus faux. La batterie, surtout, avec son tempo mécanique, vient trop souvent contrarier la fluidité de la musique et freiner les élans des autres musiciens.
Ceci dit, on est bien forcé d’accepter une tradition aussi bien établie… ce qui n’empêche pas d’apprécier particulièrement les musiciens, à l’instar de Keith Jarrett, qui osent s’en affranchir complètement.
Diego El Cigala (Espagne) est un chanteur de flamenco internationalement reconnu. Qui n’a jamais fredonné plus ou moins approximativement son fameux Lagrimas Negras ? Cela étant le « cante jondo » est d’abord une musique destinée à accompagner des danseurs. Et l’on se prenait, en écoutant El Cigala à regretter leur absence. D’autant que le chanteur, visiblement fatigué ce soir-là, n’a pas forcé sa voix et laissé beaucoup d’espace à ses musiciens ou à la violoniste Yilian Canizares invitée à faire un bœuf.
Cette même Yilian Canizares tenait la deuxième partie du concert de clôture dans la grande salle de « l’Atrium » de Fort-de-France. Gracieuse, virevoltante, elle est un farfadet qui chante et danse tout en jouant de son instrument. Bonne violoniste, avec une vois agréable, elle a tous les atouts pour devenir une grande. On aime ses chansons douces, ses variations au violon. Tout paraissait donc réuni pour un superbe concert… hélas gâché par de mauvais choix en matière d’accompagnement. D’abord la composition de son ensemble de quatre musiciens : guitare et basse électriques, batterie plus percussions cubaines, cela fait beaucoup pour la section rythmique, beaucoup pour accompagner un violon, instrument subtil par excellence. Un premier choix qui paraît d’autant plus aberrant que tous ces instruments étaient exagérément amplifiés, en particulier, mais pas seulement, la basse dont les coups de butoir non seulement s’imposaient par-dessus le violon mais faisaient entrer en résonance les cages thoraciques des auditeurs pas suffisamment éloignés des énormes baffles placés de chaque côté de la scène. Bref, si l’on espère beaucoup de cette artiste à l’évidence prometteuse, on voudrait pouvoir l’inciter à changer le format de ses concerts.
Theon Cross est un musicien londonien d’origine caribéenne qui a le culot de se présenter à la tête de son ensemble avec un… tuba ! Un instrument qu’on attend plutôt dans une fanfare à la Nouvelle-Orléans qu’en vedette dans un festival. Rien que pour ce culot, on a envie de saluer ce musicien. L’esprit fanfare est d’ailleurs confirmé par la composition du groupe qui met en vedette les cuivres – trombone (surtout) et saxo (peu présent) – à côté d’une guitare électrique et d’une batterie. Une chanteuse, plutôt une vocaliste, est également intervenue mais brièvement. Le guitariste envoie de temps en temps des sons enregistrés.
Theon Cross a une personnalité sympathique, il se démène sur scène, ne quitte pratiquement jamais son instrument, ce qui prouve qu’il ne manque ni de souffle ni d’endurance. Force est de reconnaître, néanmoins, que le tuba n’est pas un instrument très séduisant. Quant à la musique, elle s’apparente à un free jazz passablement répétitif. Theon Cross est une curiosité, le genre de découverte que l’on fait dans un festival. L’écouter est une expérience particulièrement originale… ce qui ne signifie pas qu’il nous communique l’envie de passer ses disques en boucle.
Martinique Jazz festival, Tropiques-Atrium Scène nationale, 24 novembre – 8 décembre 2019.