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“Néant rose” de Dana Shishmanian : une tentative d’exorcisme poétique

Poète et critique français d’origine roumaine, Dana Shishmanian vit à Paris depuis 1983. Elle est rédactrice à la revue littéraire « Francopolis ». Bien que douée pour l’écriture, elle n’écrit cependant pas pendant l’ancien régime dans son pays, sa voix d’écrivain s’affirme assez tard en exil, témoignant de la douleur et de la désespérance du déraciné, mais aussi de l’espoir de renaître un jour.

Elle réussit à faire entendre sa parole ardente et révoltée qui relève d’une blessure pas encore guérie. Elle porte en soi ses racines, sa première identité, la mémoire d’une âme brisée par la fatalité de l’histoire. Ses poèmes dévoilent sa double identité, l’affrontement douloureux entre deux cultures, deux temps, le passé et le présent que le poète aimerait réconcilier.

Dana Shishmanian a publié ses poèmes dans plusieurs revues et anthologies, et les recueils : Exercices de résurrection (2008), Mercredi entre deux peurs (2011), Les poèmes pour Lucy, Plongeon intime (2014), Fruit obscur (2017), Néant rose (2017). Sa poésie est le fruit d’une descente en soi dans le labyrinthe de la mémoire d’où jaillissent des images bouleversantes et des cris de souffrance.

Son recueil Néant rose (L’Harmattan, 2017) comporte une structure tripartite : Au jour le jour, Balades urbaines, Cent et un haïkus en quête d’auteur. Dans la première partie, le poète nous dresse avec ironie l’inventaire des 7 jours de la semaine, qui renvoient aux 7 jours de la Création, ce cycle répétitif de la vie avec ses automatismes et mauvaises humeurs. C’est un prétexte pour une réflexion sur l’abîme qui est en soi, cet enfer intérieur qui monte des profondeurs à la surface de la conscience.

Lundi est un jour gris, de cri, où l’ordinateur est tombé en panne, mais cette rupture du rythme quotidien invite à divaguer, à s’interroger sur soi, sur son identité, l’« âme fendue », exilée. Mardi, les interrogations sur les incertitudes des « cervelles embrouillées » continuent et le poète ressent

mon cœur crucifié comme une fontaine sans fond
(comment une fontaine pourrait-elle être crucifiée ?
– c’est que l’eau s’ensource de son centre sans cesse
et se reverse sans cesse de ses branches) fontaine arbre de vie.

Mercredi « c’est juste une perte d’espace-temps »,

c’est la bouteille de Klein à la panse pleine
l’ouïe est absorbée par la gorge le son par la vue
les yeux touchent mollement la douce racine où se déverse
la cervelle à l’embouchure de la nuque
et seul mon front tel une proue de bateau s’enfonce dans la nuit
je suis la flèche tirée d’un arc que tend hors du temps un géant
forcément aveugle – sinon comment pourrait-il viser la nuit.

Les métaphores désignent le soi (la fontaine), la conscience (la flèche) qui juge et vise le monde et l’inconscient (un géant aveugle) d’où jaillissent sans cesse les interrogations et les jugements.

Jeudi est encore plus cruel que les autres jours, « il sévit du tréfonds de la pourriture », s’acharne à rappeler au poète le Shéol, « la mare des âmes qui se noient en elles-mêmes », cette tombe des âmes après la mort dont parle la Bible hébraïque. Le Shéol est similaire au Hadès de la mythologie grecque, étant en même temps tombe et punition des âmes :

Ombres sous terre procession funéraire
marche funèbre aux cierges
lent chœur d’hommes et à peine audibles
voix de femmes et d’enfants
anges et démons mélangés sur l’échelle du même chant.

Le cycle répétitif de la vie est désigné à petite échelle par la semaine, torturante parfois, de même que l’existence, métaphoriquement la roue qui tourne sans cesse.

Vendredi, n’est pas seulement ce jour ordinaire, « vendredi tartiné au beurre de cacahouètes », mais aussi

vendredi hebdophore omniphore christophore
vendredi le jour de passion
éternellement à tes portes je reste clouée
comme au pied de la croix. 

Samedi, c’est « faire des emplettes au marché de Noël », côtoyer trop de gens, se mêler au vulgaire au risque de lui ressembler. Et dimanche on retrouve la lucidité, la réflexion sur la perception des choses transposées dans les poèmes :

Exercices retrouvés de lucidité
gymnastique de clair de dimanche
matin l’air hivernal soleil (enfin !)

Jeux de mots, métaphores, intertextualité, répétitions, images concourent à tracer le fil des jours de la semaine d’une manière ironique et répétitive. Le poète les reprend en quatre séries, les désignant par leur nom dans les titres des poèmes, puis il ajoute à chacun dans le titre un adjectif, un groupe nominal ou un nom pour lui rendre le spécifique, témoignant des états d’âme du poète: Lundi de syncope, Mardi interstitiel, Mercredi entre deux peurs, Jeudi à bout de souffle, Vendredi à l’orange, Samedi à la rose, Dimanche à Fred Astaire, Le sonnet de lundi, Mardi fente, Mercredi d’extase, Jeudi-flamme, Vendredi de veille de Noel, Samedi de Noel, Dimanche à la Manne etc.

Chaque reprise revient sur la mémoire et la souffrance (« mes vies chuchotent dans mes entrailles/ les souvenirs d’atroces souffrances »), tisse les souvenirs d’un passé douloureux et le quotidien dérisoire (« samedi aux courses à la cuisine à la télé/ rien à signaler/ce temps poreux autrement facile à récupérer ») dans une sorte d’anamnèse pour se délivrer de ses obsessions et permettre le « rêve oui de ma résurrection ». Dans sa révolte, la voix poétique tourne parfois à la satire, dénonce les dérèglements de la société contemporaine (Dimanche du huitième jour).

Dans la deuxième partie du recueil, Balades urbaines, Dana Shishmanian fait des croquis d’hommes et de femmes rencontrés dans le métro, dans les rues, sur les berges de la Seine, partout dans Paris: le travailleur (l’homme-outil), l’employé (l’homme à la serviette), le révolutionnaire, le captif, le prophète, la femme en larmes, la femme frustrée, la femme de pouvoir, le joueur d’échecs (une sorte d’autiste), un couple déparié, la fille aux écouteurs :

Fatiguée…
lasse de vivre…
d’aller à la fac au boulot ou ailleurs
belle comme un cœur
à quoi bon
oreillettes enfoncées pour étouffer
le dehors
entendre sans écouter
le bruitage rythmique d’un groupe quelconque
étouffer ainsi
le dedans
mâcher du chewing-gum
les yeux fermés
absente à tout
gestes vides d’esprit

Mais ces poèmes sont aussi de véritables scènes de vie quotidienne, des tableaux parisiens, dans ses aspects les plus cruels et même macabres (La balade de l’homme-outil, Accident grave de voyageur, Monologue théâtral dans un bus de banlieue).

Le poète radiographie la société urbaine dans ses aspects les plus sombres, par ces diverses figures humaines, s’attaquant au pouvoir cynique qui pousse les gens vers la souffrance, la misère et la mort. Ces poèmes cruels, puissants, dénoncent la réalité sordide de la métropole.

Le langage, adapté au milieu défavorisé que le poète peint, a l’oralité du style. Les événements tragiques, pris du réel, décrits avec une rare précision du détail font frissonner d’horreur le lecteur et s’interroger sur la déviation d’une société irresponsable, « zoojungle » où le pouvoir fait ses jeux sans se soucier des gens qui se donnent la mort par désespoir (Accident grave de voyageur).

Certains poèmes sont focalisés sur le pouvoir de la poésie de faire éclater tous les dogmes, contraintes et conventions, de dénoncer avec rage et en bonne conscience la pourriture du monde et de faire encore rêver :

La poésie n’a que faire
de votre politiquement correct
traduit en censure.
Elle se moque de vos dogmes
laïques catholiques politiques économiques
éthiques ludiques civiques et iques et iques/et iques et iques !

Cent et un haïkus en quête d’auteur, la dernière partie du recueil, font entendre l’amertume poignante du poète. Cependant l’espoir, la foi en Dieu, le rêve percent à travers le noir insupportable de la souffrance qui assombrit la vie. En poèmes très courts, de 3 vers, le poète continue de réfléchir, de s’interroger sur la vie, la mort, le destin, la poésie, le rêve, la solitude, de lancer des exhortations à soi et aux autres, incapable de sortir de l’abîme qui est en lui, ce puits noir qui fait pousser des cris d’horreur et de révolte. Par rapport aux poèmes amples des deux premières parties, ces haïkus sont les plus poétiques, mélancoliques, témoignant d’une profonde sensibilité blessée :

Toi-même t’es le cri
d’un cou sans tête – eau brisée,
éclat de miroir

 Révolte des racines
appel des sèves mortes – tu rêves
du réveil de Dieu

 Pavés sur nos chemins
les histoires du passé. Seuls
s’insurgent les brins d’herbe

 Dans ton assiette
un papillon égaré.
Il t’annonce l’avenir

Dans Néant rose, ayant un graffiti moqueur de Da Cruz sur la première de couverture, Dana Shishmanian propose une lecture moins habituelle selon la remarque de Monique Labidoire (chronique dans CMC Review, Canada, n° 2/2017) : « Il faudrait inventer pour cette écriture si personnelle un nouveau vocable qui contiendrait des multitudes de termes qui se déclineraient en poèmes, contes, illuminations, tracts, philosophie, citoyenneté, fraternité, amour, partage, mots aux sens visibles et qui rendent profondément vivant ce que l’auteur nous dit. Nous sommes loin du ronron poétique tout en pleins, déliés et harmonie et c’est sans doute ce qui nous saute au visage et titille notre oreille. »