Recherches en Esthétique n° 22, revue du CEREAP (BP 7207, 97275 Schœlcher cedex), janvier 2017, 256 p., 23 €.
Nos lecteurs connaissent la revue Recherches en Esthétique publiée en Martinique par les soins du professeur Dominique Berthet. Ses livraisons, annuelles, sont toujours passionnantes. Il en va encore plus de même de ce vingt-troisième numéro richement illustré d’images en noir et blanc, avec un cahier central de reproductions en couleurs, car les vingt-cinq contributions (émanant de spécialistes tant métropolitains qu’antillais) nous plongent cette fois au cœur de l’acte créatif. Si l’on sait bien que le hasard est sans doute pour quelque chose dans la réussite même des chefs d’œuvre les plus « pensés » et les plus « soignés », cela est en effet loin d’épuiser la question.
Selon le sens commun, l’art – au sens des arts plastiques – demeure la manière de faire une œuvre belle selon certaine méthode, certains procédés et l’artiste est celui qui possède les règles de son art. Il n’y a pas d’art sans un « fabricant » ou un « poïéte », quel que soit le terme qu’on préfère retenir. Cette définition usuelle s’accorde mal, cependant, avec l’art contemporain. La maîtrise d’une technique acquise par un long apprentissage n’est plus la condition indispensable de toute pratique artistique. Au contraire, beaucoup de peintres modernes avouent avoir lutté pour se débarrasser des méthodes apprises et inventer leur propre manière. Et la reconnaissance de l’art naïf, de l’art brut n’a fait que brouiller davantage les cartes puisqu’elle pose qu’on peut-être désormais artiste sans avoir rien appris.
Bien que l’on puisse être tenté de penser que la part du hasard dans une œuvre varie en sens inverse du degré de maîtrise technique de l’auteur, ce n’est nullement une règle générale. Bien des peintres naïfs – pour ne mentionner que ceux-là – « ne laissent rien au hasard » ! L’expression parle d’elle-même : on sent bien qu’elle n’est pas flatteuse pour les artistes auxquels elle s’applique. Le hasard est donc clairement considéré dans ce cas comme un facteur de la réussite.
Pour y voir un peu plus clair, il faut d’abord s’entendre sur la définition du hasard, comme nous y invitent plusieurs contributions de la revue. Le mathématicien (et économiste) Augustin Cournot le définissait comme la rencontre de deux séries causales indépendantes. Par exemple, un peintre se rend à la plage pour peindre la mer dans la lumière du soleil couchant, le temps qu’il déplie son chevalet, le vent s’est levé, le ciel s’est rempli de nuages si bien que son tableau représentera finalement une mer grise dans une atmosphère brumeuse. C’est un cas d’interférence du hasard dans le processus créatif parmi les plus triviaux. D’une manière générale, toute œuvre de création qu’il s’agisse d’une œuvre artistique ou d’une découverte scientifique est le résultat d’interactions complexes entre la volonté du créateur (l’intention), son inconscient, le hasard et l’œuvre elle-même, ou la découverte, en train de se faire. On peut les représenter par un schéma :
Ce schéma n’est qu’un modèle (au sens des modèles de la science) qui simplifie la réalité pour la rendre plus compréhensible. Il ne figure pas dans la revue et il n’est pas sûr que ses contributeurs s’y retrouveraient tous. Par contre leurs articles permettent d’éclairer le sens de la plupart des flèches de l’organigramme. Marcel Duchamp, par exemple, soulignait « l’impossibilité de l’artiste à exprimer entièrement son intention » et il appelait « coefficient art » la « différence entre ce qu’il voulait réaliser et ce qu’il a réalisé »[i]. C’est en effet une bonne définition de l’œuvre d’art que celle qui souligne la part d’inconnu dans l’élaboration d’une œuvre (a contrario, une addition réussie par un comptable n’aurait à l’évidence rien d’artistique).
Si le hasard est l’un des noms de cette part d’inconnu, il ne recouvre pas la totalité du concept. Quand le peintre pose une touche de couleur sur sa toile, il le fait en fonction d’un résultat attendu, mais le résultat effectif qui naîtra de la juxtaposition avec les couleurs déjà présentes peut-être différent de celui qu’il attendait et, ce résultat, il est libre de l’accepter ou de le rejeter jusqu’à ce qu’il atteigne l’objectif visé (d’où la flèche rétroactive qui part de l’œuvre vers l’intention sur le graphique). On ne peut pas parler ici de hasard mais d’un processus d’essais et d’erreurs. Par contre le hasard est bien là lorsque le peintre essaye une couleur sans idée préconçue, simplement « pour voir », sachant qu’il demeurera toujours libre d’accepter ou non le résultat.
Introduire délibérément l’incertain est une expérience d’une toute autre sorte que celle du peintre surpris par la météo[ii]. C’est celle que font, dans une certaine mesure, les artistes graveurs qui ne peuvent jamais prévoir exactement l’empreinte qui sortira de la presse[iii]. À la limite, comme dans les papiers déchirés-collés de Arp, les drippings de Pollock, ou plus récemment dans « l’art génératif »[iv], l’artiste s’en remet entièrement au hasard. Il faut alors entendre le hasard non plus au sens de Cournot mais en se souvenant de l’étymologie du mot qui vient de l’arabe al-zhar, le dé, la chance ou encore de yasara, jouer aux dés. L’intention de l’artiste se résume alors à choisir un protocole (comme quand on décide de jouer au 421), à observer le résultat et à le retenir ou non (liberté supplémentaire par rapport au jeu de dés où la partie peut être réellement perdue).
Peut-on encore parler d’art dans ces cas limites ? Selon Georges Brecht (1925-2008), un tenant de cette pratique, « lorsque l’art approche les images du hasard, l’artiste entre dans une unité avec la totalité de la nature »[v]. Si l’artiste prétend se confondre avec la nature, on est loin en tout cas de cette autre acception traditionnelle de l’art comme imitation de la nature.
L’automatisme est une démarche voisine de la précédente sans se confondre avec elle, puisqu’elle fait intentionnellement place… à l’inconscient. Il est alors bien difficile, dans un tel processus, de faire la part du hasard. Certes, celui-ci impacte l’inconscient mais dans une mesure et suivant des modalités impossibles à démêler[vi]. Quoi qu’il en soit, dans ce cas, il n’est clairement plus question d’art, ou en tout cas d’esthétique, comme le soulignait André Breton : « On ne saurait trop répéter que les produits de l’automatisme psychique, verbal ou graphique, que [le surréalisme] a commencé à mettre en avant, dans l’esprit de leurs auteurs ne relèvent aucunement du critère esthétique »[vii].
Le lâcher-prise est également une démarche consciente visant à laisser l’inconscient s’exprimer, sachant que l’artiste conserve alors la maîtrise partielle de ses actes. Le courant de l’expressionnisme abstrait illustre bien cette manière de faire. Il y a derrière le lâcher-prise l’idée que l’œuvre peut prendre le commandement et l’artiste devenir un simple exécutant. Ce n’est pas simplement que le matériau, pictural ou autre, « regimbe » comme disait Jean Dubuffet et comme le rappelle Dominique Berthet[viii], c’est plus profondément la conviction, clairement exprimée par le peintre guadeloupéen Bruno Métura, que « tout est déjà là dès le départ – on n’est pas Dieu. On ne crée pas à proprement parler »[ix]. Déterminisme ou hasard ? Francis Bacon, pour sa part, optait plutôt pour le deuxième terme de l’alternative : « je sens que ce n’est rien que j’aie fait moi-même mais quelque chose que le hasard a été à même de me donner »[x]. Pour Platon – autre temps, autre manière de s’exprimer – le poète était « possédé des dieux »[xi]. Quoi qu’il en soit, l’idée suivant laquelle l’artiste est – dans certains cas au moins – davantage que le créateur, l’interprète d’une œuvre qui ne demande qu’à se manifester ne doit pas trop nous surprendre : elle recoupe les témoignages de nombreux romanciers qui avouent volontiers que leur travail est commandé par les personnages, comme si ces derniers étaient doués d’une personnalité réelle.
Il y a bien d’autres choses à glaner dans ce numéro de Recherches en Esthétique, ne serait-ce que la savante présentation par Hélène Sirven de la Topographie anecdotée du hasard de Daniel Spoeri (1962) ou l’entretien avec les deux artistes martiniquais Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut, qui entendent actualiser dans leurs performances « l’héritage plantocratique »[xii] et rappellent que la performance, dans la mesure où elle appelle la réaction des spectateurs, laisse fatalement une part au hasard.
Enfin, il faut souligner le grand mérite de la contribution de Christophe Genin, lequel aborde en philosophe la question que l’on ne se manque pas de se poser face à ce qu’il nomme la « bouffonnerie » d’un certain art contemporain. Faisant référence aux Leçons sur l’esthétique de Hegel, il conclut : « en assumant son fond de bouffonnerie, l’art produit sa propre cassure qui à la fois détruit sa propre autorité et révèle la foncière liberté de l’esprit »[xiii]. On a le droit de penser que c’est faire beaucoup d’honneur à certaines œuvres plus indigentes que provocantes de les ériger ainsi en parangons de la liberté. Il n’en demeure pas moins qu’il est toujours utile de s’instruire et d’apprendre, en l’occurrence, que, selon Hegel, la « dissolution de l’art » (die Auflösung der Kunst) pourrait être en même temps son couronnement !
[i] Cité par Scarlett Jésus, « De Mallarmé à Soulages – réflexions à propos d’une poïétique du hasard », p. 83 (toutes les références renvoient à Recherches en Esthétique n° 22).
[ii] Sur l’organigramme, un tel événement est représenté par la flèche qui va du hasard à l’intention.
[iii] Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact… (2008), cité par Sentier, « Hasard et authenticité », p. 49.
[iv] « Une création artistique généralement numérique se basant sur des algorithmes pour concevoir des œuvres se générant elles-mêmes ». Frank Popper, « L’art génératif et le hasard », p. 131.
[v] Georges Brecht, L’imagerie du hasard (1965), cité par Gérard Durozoi, « Au hasard de Fluxus, entre autres », p. 115.
[vi] En attendant de futurs progrès des sciences cognitives.
[vii] André Breton, Manifeste du Surréalisme (), cité par Christian Bracy, « Des principes rigides balayés par des expressions spontanées et aléatoires », p. 180.
[viii] In « Une poétique du hasard – Entretien avec Marc Jimenez », p. 9. « Il n’y a pas de hasard, seulement des rendez-vous », disait également Paul Eluard cité par Laurette Célestine, Hasard et art-thérapie », p. 224.
[ix] Stonko Lewest, Entretien autour du hasard : Bruno Métura (2016), cité par José Lewest, « La prégnance du hasard dans l’évolution des arts plastiques en Guadeloupe », p. 168.
[x] David Sylvester, Entretiens avec Francis Bacon (2005), cité ibid., p. 169.
[xi] Platon, Ion, 533e, cité par Christophe Genin, « Science de l’art – science de l’indétermination », p. 28. Voir aussi Ion, 534c : « Ce n’est pas grâce à un art que les poètes profèrent leurs poèmes mais grâce à une puissance divine » (in Platon, Œuvres complètes sous la direction de Luc Brisson, p. 577).
[xii] i.e. issu du système de plantations des îles à sucre. Cf. « Sun of Success », entretien avec Annabel Guérédrat et Henri Tauliaut par Dominique Berthet, p. 214.
[xiii] Christophe Genin, op. cit., p. 31.