Le quarantième anniversaire du Centre Pompidou à la Fondation Clément
Après le peintre Télémaque qui inaugurait, début 2016, les nouveaux espaces de la Fondation Clément en Martinique, une autre exposition en partenariat avec le Centre Pompidou vient d’ouvrir ses portes. Elle s’inscrit – comme d’autres un peu partout en France – dans le cadre des manifestations du quarantième anniversaire de l’installation du musée national d’Art moderne dans le bâtiment de Renzo Piano. Les collections du musée sont riches de quelque 120 000 pièces ! Autant dire qu’il peut se répandre en d’autres lieux que son siège parisien sans dégarnir ses cimaises.
L’exposition de la Fondation Clément permet ainsi de voir des œuvres, souvent majeures, qui demeurent le plus souvent cachées dans les réserves du musée. Le thème retenu pour la présente exposition est particulièrement intéressant puisqu’il s’agit de montrer comment l’art abstrait (non géométrique) s’est développé parmi les peintres installés à Paris (dont un certain nombre d’étrangers) pendant l’après-guerre. Le commissaire de l’exposition, Christian Briend, a fort intelligemment regroupé les œuvres en fonction soit de ce qu’elles évoquent pour le regardeur, soit de la manière dont elles sont « fabriquées ». Se succèdent ainsi les ensembles intitulés « L’informe » ; « Signes » ; « Paysagismes » ; « Constructions » ; « Terres » ; « Grilles » ; « Écriture »s ; « Véhémences » ; « Effacements ». Les peintres les plus connus du grand public comme Olivier Debré, Dubuffet, Hantaï, Hartung, Mathieu, Poliakoff, Soulages, Nicolas de Staël, Tal Coat, Zao Wou-Ki, etc. côtoient des artistes qui le sont moins au sein d’une sélection comptant une cinquantaine d’œuvres. Une seule ne vient pas du Centre Pompidou, un Poliakoff qui n’a pas eu besoin de voyager puisqu’il appartient à la Fondation Clément. De dimensions assez restreintes par rapport à ce que l’on a pu voir lors de l’exposition organisée naguère au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, elle n’est pas moins caractéristique de la manière de ce peintre.
Les différences formelles entre les différents peintres adeptes de l’abstraction actifs à Paris pendant l’après-guerre expliquent sans doute pourquoi les critiques ont eu du mal à leur trouver une étiquette commune : art informel, abstraction lyrique, tachisme, nuagisme, voire effusionnisme sont quelques-unes des expressions qui apparurent à cette époque. Christian Briend, dans le catalogue de l’exposition, suggère de suivre la proposition d’Éric de Chassey qui consiste simplement à reprendre l’expression « expressionnisme abstrait » consacrée à propos des homologues américains des peintres parisiens. Cela paraît en effet une suggestion à suivre, tant la plupart des œuvres exposées, bien que non figuratives, sont de fait « expressives ».
Georges Mathieu est le peintre le plus représenté dans l’exposition avec quatre œuvres (juste devant Soulages dont un tableau est repris pour l’affiche). Sa peinture la plus ancienne, dont le titre Frotissance (1946) est directement évocateur de formes molles, plus ou moins organiques, et que l’on ne goûtera pas forcément, n’est pourtant pas la moins intéressante car elle permet de mesurer combien cet artiste a pu évoluer entre les toiles de ses débuts et celles de l’âge mûr, lesquelles, en l’occurrence, deviendront sa marque de fabrique. La peinture la plus « récente » (elle ne date pourtant que de 1951), Un silence de Guibert de Nogent, est une magnifique composition où les traits nerveux tracés en utilisant directement le tube de peinture rouge se détachent sur des sortes d’idéogrammes noirs eux-mêmes tracés sur un fond gris très travaillé. Il est d’ailleurs intéressant de rapprocher la manière de Mathieu de celle de Hantaï – d’origine hongroise – dans son tableau daté de 1957. Ce peintre a employé en effet un tout autre procédé pour dessiner ses arabesques assez « mathieuiformes » (les deux artistes étaient d’ailleurs très proche à cette époque-là) : elles sont gravées avec une lame de rasoir dans l’épaisseur de la peinture noire, faisant ainsi apparaître un fond plus clair. « Le Geste et la Matière » : le titre retenu pour l’exposition résume bien la démarche de ces deux peintres. Mathieu et Hantaï procédaient par fulgurances. Judit Reigl – également hongroise et amie de Hantaï – s’est inscrite dans la même veine. N’a-t-elle pas intitulé Foudre l’un de ses deux tableaux qui figure dans la section « Véhémences » ? Même impétuosité chez le Suisse Gérard Schneider dans Opus15 C (daté comme le précédent de 1956).
Rien de plus subjectif que le goût. Sans compter que la plupart des critères qui permettaient de juger les productions des peintres avant Cézanne ont perdu toute pertinence ! Dans ces conditions, il serait pour le moins hasardeux de vouloir élire des chefs d’œuvre parmi les cinquante et quelque tableaux qui ont sans conteste tous leur place dans ce panorama succinct d’un moment particulièrement riche de l’histoire de la peinture. Tout au plus pouvons-nous mentionner quelques-uns de ceux qui nous ont arrêté au fil du parcours de l’exposition : un René Duvillier, Diables de mer V (1962), enchevêtrement de flèches noirs avec quelques pointes de bleu ; un Zao Wou-Ki de 1961 dans lequel on est libre de reconnaître de grandes herbes courbées sous un ciel d’orage ; un Olivier Debré, Grande ocre tache jaune pâle (1964) qui pourrait être l’ébauche d’un paysage champêtre ; un Soulages de 1956 (différent de celui de l’affiche) comme une porte faite de planches disjointes où le blanc, le brun, le rouge transpercent le noir caractéristique du maître ; un Bazaine, Vent de mer (1949) dans lequel on peine à reconnaître la mer et le vent, évocateur malgré tout de l’atmosphère de certaines toiles de Dufy ; un Hartung (originaire d’Allemagne) de 1964, radical, comme fendu verticalement à la manière d’un « zip » de Barnett Newman par un mince trait de lumière qui traverse le fond sombre. Une autre toile, de Jean Atlan (né en Algérie), La Kahéna (1958, qui emprunte son nom à une princesse africaine mythique) fait exception en raison de son caractère quasi-figuratif : comment ne pas
reconnaître en effet dans les noirs de ce tableau en forme de vitrail les contours – certes stylisés – de deux figures dansantes ?
Le Geste et la Matière – Une abstraction « autre » – Paris 1945-1965. Fondation Clément, Le François, Martinique, du 22 janvier au 16 avril 2017.
Le Catalogue comprend, outre les reproductions des œuvres, l’introduction générale et celles des différentes séquences par Christian Briend ; un glossaire (cosigné avec Nathalie Ernoult) présentant les galeries, les salons, les critiques parisiens qui ont joué un rôle notable pour faire connaître « l’abstrait non géométrique » ainsi que quelques-unes des querelles suscitées par cette forme d’expression (comme celle du « chaud et du froid ») ; de rapides biographies des artistes (arrêtées à 1965) par les mêmes auteurs ; une liste des expositions collectives consacrées peu ou prou à ce courant ; une brève bibliographie.